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Sentience ! Par Estiva Réus

lundi 24 mars 2014, par Association Sentience

Pourquoi Sentience ?

La sentience fonde notre éthique : c’est parce que les animaux peuvent sentir, percevoir, ressentir du plaisir et surtout de la douleur que nous refusons leur exploitation. Ce terme existe en anglais mais est un néologisme que nous souhaitons faire connaître.

Quelques explications avec des extraits ci-dessous d’un texte des
Cahiers antispécistes :

Sentience !

Estiva Reus

Un néologisme nécessaire ?

C’est qu’en français il nous manque un mot pour désigner la chose la plus importante du monde, peut-être la seule qui importe : le fait que certains êtres ont des perceptions, des émotions, et que par conséquent la plupart d’entre eux (tous ?) ont des désirs, des buts, une volonté qui leur sont propres. Comment qualifier cette faculté de sentir, de penser, d’avoir une vie mentale subjective ? Les Anglo-saxons ont le nom sentience (et l’adjectif sentient) pour désigner cela, les Italiens le terme senzienza (adj. senziente). En français, nous n’avons pas l’équivalent exact. Nous avons plusieurs mots renvoyant à la sentience, mais chacun d’eux a l’inconvénient soit d’être polysémique, soit d’être quelque peu réducteur en évoquant de façon privilégiée une dimension de la vie mentale. Nous avons :
- le mot sensibilité, mais on dit aussi d’un individu qu’il est sensible pour désigner le fait qu’il est plus émotif que la moyenne de ses congénères sentients ;
- le mot conscience, mais le terme a aussi le sens plus restreint de conscience morale, de faculté de porter des jugements sur le bien et le mal ;
- le mot esprit, mais il évoque de façon privilégiée la dimension cognitive plutôt qu’émotive de la vie mentale : la pensée, la raison (autrefois, on usait aussi du terme entendement) ; de surcroît, le mot esprit inclut parfois l’idée qu’il s’agirait d’une réalité surnaturelle ou étrangère au monde physique.

Il est dommage que les mots véhiculent une partition de l’expérience subjective, entérinant des dissociations qui mériteraient d’être questionnées. Il y a matière à soutenir que la pensée, le raisonnement, appartiennent au registre de la sensibilité : quand, face à une démonstration mathématique, nous pensons « Ceci est faux », faux est un sentiment auquel ne peut accéder un artefact non sentient, même s’il opère dans le domaine des mathématiques. Il y a matière également à soutenir que la sensation implique le jugement (bon, mauvais) qui est le fondement de la conscience morale.
Il est dommage aussi que nous n’ayons pas l’équivalent de l’anglais feeling, qu’à la place nous soyons obligés de choisir entre les mots sensation (chaud, faim…) et sentiment (amour, tristesse…), le premier avec un parfum de « physique », « corporel » et le second avec un parfum de « psychique », « spirituel ». Ou peut-être le problème n’est-il pas tant dans les mots (la racine est bien sentir dans les deux cas), mais plutôt dans la volonté tenace de jouer sur les mots pour attribuer aux animaux une sentience qui n’en est pas une. Une fois, j’ai entendu quelqu’un dire dans un colloque : « les animaux souffrent », puis ajouter, comme pour se rattraper : « enfin, du moins ils connaissent une souffrance purement physique ». La souffrance « purement physique » (par opposition à « psychique » ou « psychologique »), ça n’existe pas, ce n’est pas la souffrance. Les sensations sont des sentiments.
Il me semble que cela vaudrait la peine d’investir dans une réflexion critique sur ce découpage du mental que véhiculent non seulement le vocabulaire mais des pans entiers de notre culture : récuser la validité des partitions étanches entre les facultés de l’âme a des implications importantes pour la cause animale. L’âme (du latin anima), voilà encore un autre mot dont nous disposons, le plus beau de tous : l’étymologie même indique que les animaux sont les êtres qui ont une âme ! Hélas, il est presque impossible de l’employer sans s’encombrer d’une charretée de guillemets et pincettes, de peur que l’auditoire ne croie qu’on lui tient un discours religieux, tant l’usage s’est établi de le réserver à ce registre-là.
Sentience donc ! (Prononcer « sen-t-ience » et non pas « senssience »).

Pourquoi mettre la sentience au premier plan ?

Après le numéro 23 spécialement dédié à la sensibilité, après divers articles consacrés au même sujet dans des numéros antérieurs1, les Cahiers consacrent un nouveau dossier à la conscience animale, et reviendront probablement sur ce thème dans des numéros ultérieurs.
Pourquoi faire de la sentience un thème prioritaire ? Parce que lorsque les humains percevront pleinement que les animaux sont sentients, lorsqu’ils auront été dépouillés de toutes les astuces mentales qui leur permettent de l’oublier, ou de se mentir sur la réalité de la conscience animale, ils ne pourront plus poursuivre froidement la barbarie envers eux. La proposition « Les animaux sont sentients » n’est que descriptive ; elle n’est l’injonction de rien. Pourtant, le seul fait de sentir, comprendre, avoir présent à l’esprit, que cette proposition est vraie crée une incitation à changer de comportement envers les bêtes : il est difficile de faire sciemment du mal à quelqu’un quand on n’a plus les moyens de se rendre sourd et aveugle à sa souffrance.

La force du message « Les animaux sont sentients » tient aussi à ce qu’il peut être véhiculé partout dans le mouvement animaliste. Il peut être un thème fédérateur qui rend l’ensemble plus audible, plus visible dans la société, celui qui fait qu’au-delà du domaine d’action et des orientations de chacun, on perçoit le souffle d’une exigence forte, insistante, de prêter attention aux animaux.
Le 25 avril 2005, Joyce D’Silva, directrice du CIWF, adressait aux collaborateurs de cette organisation une recommandation2 que nous pourrions faire nôtre :

Faites référence à la sentience animale chaque fois que vous le pouvez quand vous communiquez, que ce soit dans vos courriers postaux ou électroniques, ou dans les documents officiels adressés aux gouvernements, aux politiques et aux intellectuels. S’il vous plaît, gardez cela à l’esprit. Nous avons déjà parcouru beaucoup de chemin depuis que nous avons lancé cette campagne en 1988 – tout le monde pensait alors que nous étions fous de parler de sentience animale ! Mais il nous reste un long chemin à faire, et il est vrai que plus nous utiliserons ce terme et plus il pénètrera dans la conscience générale de l’humanité.

Reconnaître la sensibilité animale n’est certes pas tout. Avoir conscience de l’existence des besoins et aspirations de tous les êtres sentients ne nous dit pas quoi faire. Il me semble improbable que l’on puisse se contenter de transposer les préceptes moraux élaborés lorsqu’on se préoccupait des seuls humains ; nous ne savons pas encore ce qu’est une éthique non spéciste. Mais reconnaître la sensibilité animale est la condition pour vouloir construire et appliquer cette éthique, la condition pour que nous cherchions à savoir ce qu’il est bien de faire d’un point de vue véritablement universel, celui qui englobe tous les habitants sentients de ce monde.
Ce n’est pas une question « d’avant » et « d’après ». Nous n’allons pas commencer par généraliser la conscience chez les humains du fait que les animaux sont sentients, pour ensuite élaborer une éthique complète adaptée à cette connaissance, et enfin seulement la traduire en revendication politique de changements concrets – ce serait reporter l’amélioration de la condition animale à la fin des temps. Il s’agit de dire qu’il faut accorder la plus grande importance dans tout ce que nous faisons aujourd’hui à l’affirmation factuelle de la sentience animale. Bien qu’en tant que telle, cette affirmation ne préconise rien, c’est elle qui donne de la force, de l’audience, aux exigences éthiques et politiques en faveur des animaux, formulées sur la base de la connaissance – certes imparfaite – que nous avons aujourd’hui des changements possibles et souhaitables.

Contenu du dossier « Conscience animale »

Le dossier « conscience animale » inclus dans ce numéro des Cahiers est plus spécifiquement consacré à la sentience dans les sciences ou la philosophie, parce que c’est là que se trouve un des obstacles à la prise au sérieux de la sensibilité animale. L’ambition du dossier est double :
- faire savoir que la compréhension de la conscience reste un problème non résolu, et que cela n’est pas anodin pour la cause animale ;
- inciter à chercher les moyens pour que les lacunes de nos connaissances en la matière ne puissent pas être utilisées pour nier la sentience animale, et fournir d’ors et déjà quelques outils à cette fin.
Ces deux thèmes sont au cœur de l’article « La science et la négation de la conscience animale » (David Olivier, Estiva Reus). Plus généralement, tous les textes réunis dans ce dossier apportent une contribution à ce qui est son objectif.

Nous avons emprunté au blog de Jane Hendy un témoignage intitulé « Dans le camp de l’ennemi », parce qu’il illustre la façon dont certains scientifiques usent de leur autorité pour nier la souffrance animale. C’est une attitude qui n’est pas exceptionnelle parmi les « experts en bien-être », c’est à dire chez des personnes qui ont un pouvoir pour favoriser ou freiner des réformes destinées réduire le mal-être dans les élevages.

Le livre Through Our Eyes Only de Marian Stamp Dawkins, dont le résumé ouvre ce dossier, est un ouvrage de référence dans le domaine de la conscience animale. On peut le lire pour les nombreux exemples qu’il donne de comportements complexes chez des individus de diverses espèces. Mais il ne s’agit pas d’un recueil d’histoires sur la vie des animaux. Les informations qu’il apporte sont mises au service d’une problématique qu’on pourrait résumer comme suit : comment peut-on, tout en reconnaissant que la conscience demeure une énigme, et sans trahir la rigueur scientifique, soutenir qu’on a de bonnes raisons de croire que les animaux sont conscients ?

Enfin, Agnese Pignataro, dans « Le lien entre sensibilité et pensée dans la critique de l’automatisme animal de Descartes : Bayle, La Mettrie, Maupertuis », nous fait découvrir ce que des philosophes disaient de la sentience animale aux XVIIe et XVIIIe siècles. On aurait tort de s’arrêter aux quelques hypothèses biologiques surannées de ces auteurs pour conclure que l’ensemble est dépassé. L’hypothèse cartésienne d’une sensibilité mécanique, d’une « sensibilité » sans sensations n’est pas morte, elle a pris de nouveaux visages. Et ce qu’objectaient les contradicteurs de Descartes en son temps n’est pas si loin, tant dans sa richesse que dans ses insuffisances, de ce qu’on pourrait dire aujourd’hui.

Notes :

1. La sensibilité des poissons (CA n° 1 et 2 (Tom Regan, CA n°8), la vie mentale des animaux par ou d’après DeGrazia (CA n°18 et 19…
2. Ce message de Joyce D’Silva fait suite au colloque From Darwin to Dawkins : the science and implications of animal sentience, organisé à Londres par le CIWF les 17 et 18 mars 2005.