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Abolitionnisme versus réformisme par Martin Balluch

lundi 28 avril 2014, par Association Sentience

Abolitionnisme versus réformisme
ou : quel type de campagne conduira finalement aux droits des animaux ?

par Martin Balluch


Traduit de l’anglais par Estiva Reus

Bien-être animal et droits des animaux

Le bien-être animal et les droits des animaux sont deux choses foncièrement différentes. Le bien-être animal est apparu pour la première fois dans l’histoire moderne dans des écrits du milieu du XVIIIe siècle. La première association pour le bien-être, la RSPCA anglaise, fut fondée en 1824, et la première association autrichienne de ce type, WTV, fut créée en 1846 à Vienne. La première loi autrichienne de protection des animaux date de cette même année. Le bien-être animal est motivé par la compassion et l’empathie. Le but est de réduire la souffrance des animaux au minimum « nécessaire ». Les premières associations pour le bien-être animal s’employèrent surtout à aider des animaux en détresse, en particulier des animaux dits de compagnie, c’est-à-dire des animaux qui vivent dans des familles humaines en tant que compagnons. L’optique du bien-être ne met pas en cause le fait de tuer les animaux. Du moment qu’ils sont mis à mort sans souffrance, ce n’est pas un problème éthique. L’idée que les animaux sont destinés à l’usage des humains n’est pas remise en cause dans son principe. Du moment qu’ils sont utilisés « humainement », il n’y a rien de mal à cela. Le bien-être animal ne questionne pas la relation entre humains et animaux dans la société considérée dans son ensemble. L’objectif principal est de nature sociale – soulager la souffrance – et non de type politique – changer la société. L’optique du bien-être animal demande aux humains d’être bons, de se montrer attentionnés envers les animaux, de faire preuve d’empathie et de compassion.

Les droits des animaux relèvent d’une idéologie très différente. Ils demandent à tous les humains de respecter les droits fondamentaux égaux des animaux non humains. La valeur des animaux n’est pas déterminée par leur utilité pour les humains, par ce à quoi ils leur servent. L’individu animal passe du statut d’objet à celui de sujet, il n’est plus une chose mais une personne. C’est Lewis Gompertz qui, au début du XIXe siècle, a produit les premières idées allant dans ce sens dans la société moderne. A la fin du XIXe siècle, Henry Salt fonda la première organisation pour les droits des animaux : la Humanitarian League1. L’idéologie des droits des animaux ne veut pas minimiser la souffrance « nécessaire », son but est d’établir des droits fondamentaux pour tous les animaux, d’assurer leur autonomie, leur possibilité de déterminer par eux-mêmes le cours de leur vie. Par conséquent, la question de tuer les animaux devient centrale. Aucun acte ne restreint davantage leur autonomie que le fait de leur infliger une mort violente. L’idéologie des droits des animaux veut changer radicalement la relation entre humains et animaux. Le mouvement est fondamentalement politique. Il demande la justice ; la motivation est de combattre l’injustice dans le monde.

Du bien-être animal aux droits des animaux

De cette analyse, on pourrait tirer la conclusion que l’optique des droits des animaux est si étrangère à celle du bien-être animal que les chemins conduisant à réaliser les objectifs de l’une ou de l’autre se séparent dès le départ. Comment le fait de penser en termes de bien-être sans jamais questionner le paradigme selon lequel les animaux sont destinés à satisfaire les besoins humains pourrait-il bien conduire aux droits des animaux ? Pire encore : des pratiques respectueuses du bien-être, de bons élevages et des abattages « humains » ne risquent-ils pas d’étouffer toute capacité à aller plus loin dans la réflexion critique sur cette question ?

Cependant, la réalité est moins tranchée. Un premier indice pourrait en être que le premier penseur des droits des animaux, Lewis Gompertz, qui demandait même que l’humanité devienne végane (sans employer ce terme), fut aussi l’un des fondateurs de la première association pour le bien-être animal, la RSCPA. Mais regardons plus près de nous. L’empathie et la compassion éprouvées en voyant des abus commis envers des animaux n’ont-elles pas été le facteur déclenchant qui vous a amené à penser à ces questions ? N’est-ce pas la force de ces sentiments qui vous a poussé à réfléchir plus avant et finalement à en arriver aux droits des animaux ? Aujourd’hui, la plupart des militants pour les droits des animaux ne sont-ils pas encore sous l’influence de ces émotions lorsqu’ils aident des animaux nécessiteux dans les refuges ou se sentent incapables de jouir d’activités de loisir parce que la pensée permanente de la souffrance des animaux entre les mains des humains les empêche de se tourner vers autre chose ? Psychologiquement, est-il seulement possible de sacrifier toute son existence à la cause des droits des animaux sans être mû par l’empathie et la compassion ? Les gens qui finissent par adopter un mode de vie végan n’ont-ils pas presque tous commencé par réduire leur consommation de viande, ou par se tourner vers des produits animaux issus d’élevages en plein air, ou au moins par être végétariens pendant un temps – régime qui suppose aussi l’utilisation d’animaux ? Cela ne signifie-t-il pas que la distinction philosophique fondamentale entre bien-être et droits des animaux suggère un fossé philosophique qui n’est pas réellement présent dans la réalité psychologique ?

Une autre observation pointe dans la même direction. De nos jours, les lois autrichiennes sur les animaux ont déjà dépassé les idéaux du bien-être animal au sens strict, tels qu’exposés plus haut. Voici quelques exemples de lois qui interdisent l’utilisation d’animaux dans certains domaines, y compris de la façon la plus « humaine » :

  • Loi sur les animaux, §6 (2) : il est interdit d’utiliser des chiens et chats pour obtenir un quelconque produit animal, tel que viande ou fourrure.
  • Loi sur les animaux, §25 (5) : il est interdit de détenir quelque animal que ce soit dans le but de produire de la fourrure.
  • Loi sur les animaux, §27 (1) : il est interdit de garder ou d’utiliser des animaux dans un cirque, à l’exception des animaux domestiqués, sous quelque forme que ce soit, même si ces animaux ne sont pas utilisés pour gagner de l’argent.
  • Loi sur l’expérimentation animale, §3 (6) : il est interdit d’effectuer des expériences sur des grands singes – à savoir les chimpanzés, bonobos, gorilles, orangs-outans et gibbons – sauf si l’expérience est conduite dans l’intérêt de la guenon ou du singe qui y est soumis.

De plus, il existe un petit nombre de lois qui changent réellement le rapport entre humains et animaux dans notre société, et qui minent le paradigme selon lequel les animaux sont destinés à être utilisés par les humains à leur guise :

  • Code civil, §284a : les animaux ne sont pas des choses.
    Constitution : l’État protège la vie et le bien-être des animaux en tant que co-habitants des humains.
  • Loi sur les animaux §41 : chaque province doit avoir des avocats spécialistes du droit animal, rémunérés par elle. Ils peuvent intervenir dans tout procès pour ce qui relève des lois sur les animaux : ils ont accès aux dossiers du tribunal, peuvent lancer des appels à témoins, présenter des avis d’experts et faire appel contre des verdicts rendus dans l’intérêt des animaux impliqués.

Enfin, il existe déjà en Autriche des lois qui interdisent explicitement de tuer les animaux, quand bien même la mort serait indolore et donnée « humainement » :

  • Loi sur les animaux, §6 (1) : il est interdit de tuer un animal sans raison valable.
  • Code pénal §222 (3) : il est interdit de tuer des animaux vertébrés sans raison valable.
  • Constitution : l’État protège la vie des animaux en tant que co-habitants des humains.

Ainsi, sur le plan politique, on peut établir une échelle permettant de faire la transition par degrés entre des lois n’imposant aucune restriction sur l’usage des animaux et l’attribution complète de droits aux animaux, sur la base de l’égale valeur des vies de tous les individus :

Pas de restrictions sur l’usage des animaux
→ protection indirecte (interdire de faire du tort à des animaux si cela porte préjudice à des humains)
→ protection directe minimale (interdire de battre les animaux « trop fort »)
→ protection significative d’animaux d’importance économique négligeable (les animaux « de compagnie »)
→ restriction significative de l’usage économique des animaux (par exemple, l’interdiction des cages)
→ restriction radicale de l’usage économique des animaux (uniquement des élevages en plein air)
→ interdiction de tuer
→ octroi de « droits faibles » au sens de Mary Midgeley
→ le seul droit qui vaille : l’application effective des lois protégeant les animaux
→ des droits fondamentaux pour certains animaux (exemple : le Projet grands singes)
→ des droits fondamentaux pour tous les animaux
→ valeur égale de la vie et de la souffrance de tous les animaux (humains inclus).

Il apparaît donc que bien qu’un large fossé philosophique sépare le bien-être animal des droits des animaux, sur le plan politique et psychologique on a affaire à un continuum. Cela signifie d’une part qu’il est pour le moins possible, et éventuellement probable, que l’évolution psychologique d’une personne l’amène à passer du stade où elle utilise les animaux en se souciant de leur bien-être au respect des droits des animaux. Et cela prouve d’autre part qu’il est pour le moins possible qu’une société, sur le plan politique, évolue du stade où l’utilisation des animaux est soumise à des règles concernant leur bien-être à la reconnaissance des droits des animaux – même si nous n’avons pas encore de données permettant d’évaluer la probabilité de cette évolution. Au minimum, nous pouvons affirmer avec certitude qu’une telle évolution n’est pas exclue par principe.

Le mode de vie le plus facile : consommer des produits issus de l’élevage industriel

L’expérience de décennies de militantisme végan montre qu’il est assez difficile de toucher le public avec le message sur les droits des animaux. La façon la plus simple de rendre quelqu’un végan est de le placer dans un environnement social végan. Il est fréquent que les nouveaux membres de groupes animalistes ne soient pas végans quand ils commencent à militer. Mais généralement, sans même fournir d’arguments rationnels, quand ces personnes militent dans un groupe végan, elle adoptent rapidement d’elles-mêmes un mode de consommation végan. L’environnement social exerce une très forte influence sur le comportement des animaux sociaux tels que les humains. Cela signifie cependant que la quasi-totalité des personnes qui grandissent et vivent dans des sociétés strictement spécistes comme les nôtres deviennent spécistes dans leur façon de penser et d’agir. Il sera très difficile de changer cela, en particulier si le recours à l’argumentation rationnelle est le seul moyen utilisé pour y parvenir.

Imaginons que de telles personnes spécistes soient soudainement influencées par une émission dans les médias, ou par leur passage dans un festival d’été végan, ou par une longue conversation à un stand végan, etc. et qu’elles prennent conscience du problème et souhaitent devenir véganes à leur tour. Il arrive souvent que cet effet ne dure pas longtemps et que, tôt ou tard, elles recommencent à manger des produits animaux, si persuadées qu’elles aient été au départ de la justesse d’être véganes. Pourquoi cela ?

Dans une société aussi strictement spéciste que la nôtre, être végan demande beaucoup d’énergie. Il y a la pression psychologique de ne plus être « normal », d’être un marginal. Soudain, vous êtes en conflit avec vos pairs et votre famille. D’une part, ils vous considèrent comme difficile ou même comme fondamentaliste parce que tout à coup vous vous mettez à scruter tout ce que vous mangez ou achetez, à lire en détail la composition des produits sur les étiquettes. D’autre part, ils peuvent se sentir mis en cause par votre attitude même : après tout, vous refusez de faire comme eux pour des raisons éthiques.

Les problèmes ne s’arrêtent pas là. À votre travail, dans vos loisirs, quand vous faites les courses, dans les restaurants… partout, votre choix d’un mode de vie végan demande beaucoup d’énergie pour justifier ce que vous faites, poser des questions délicates, taper sur les nerfs des autres, renoncer à acheter quelque chose dont vous avez envie, ne pas acheter ce qui est le moins cher. En permanence, cela vous coûte du temps et de l’énergie, et cela peut finir par éroder la bonne volonté initiale de la personne la mieux intentionnée. De plus, alors que vous investissez tellement, il semble que vous n’obteniez rien en retour ! Le nombre d’animaux abattus ne diminue pas et la société ne semble pas changer, pas même un petit peu.

Petit à petit, votre motivation initiale s’éteint, vous vous calez sur la norme sociale et suivez le courant majoritaire. Votre véganisme a vécu et reste en attente de jours meilleurs. Cela se produit particulièrement dans les périodes de crise, ou quand des changements importants surviennent dans votre vie : vous changez d’emploi, de compagnon ou compagne, fondez une famille ou déménagez… Le stress supplémentaire ou le fait que d’autres questions importantes demandent toute votre attention peuvent être les facteurs qui déclenchent votre abandon du véganisme. Il arrive tout simplement que vous n’avez plus la motivation suffisante pour y consacrer tout ce temps et cette énergie.
Ces observations peuvent être illustrée par le schéma ci-après.

 

 

La ligne droite traduit le continuum qui va d’un usage sans restrictions des animaux jusqu’à la reconnaissance de leurs droits via le bien-être animal. La façon dont la société est organisée (le « système ») transforme cette droite en une courbe représentée en dessous. Les individus humains peuvent être vus comme des balles situées le long de cette courbe. Sans apport d’énergie supplémentaire, les balles roulent rapidement vers le point le plus bas. Dans notre société, ce point correspond à la consommation de produits issus de l’élevage industriel. Mettons que quelqu’un prenne plaisir à assister à des combats illégaux d’animaux ou à torturer des animaux. Il (ou elle) grimpe alors le long de la partie gauche de la courbe. Comme ces activités sont illégales et ont mauvaise réputation, cela demande beaucoup d’énergie de rester perché là, la pente est très forte. Il faut être vraiment motivé pour arriver à conserver cette position. Si votre intérêt faiblit, vous allez rapidement rouler jusqu’au creux.
Inversement, si quelqu’un évolue vers l’usage exclusif de produits animaux provenant d’élevages en plein air, ou même vers le végétarisme ou le végétalisme, il (ou elle) se déplace vers la droite sur la courbe. Il y a aussi une montée de ce côté-là et si vous voulez rester en place, ou même continuer à monter, il vous faut un apport d’énergie croissant. Ceux qui ne peuvent pas maintenir une telle dépense d’énergie, qui perdent la motivation nécessaire pour nager constamment à contre-courant, roulent jusqu’au bas de la pente. Si vous suivez le courant, vous allez tout droit au point le plus bas et consommez des produits issus de l’élevage industriel comme tout le monde. C’est de loin le mode de vie le plus facile et celui qui absorbe le moins de temps.

Evoluer vers une société végane en changeant le système

Pour qu’un événement particulier tel que l’adoption du véganisme par une personne ait un impact politique notable sur la société, il doit se produire en masse. En Autriche, 80 000 personnes meurent chaque année et 80 000 autres naissent ou immigrent dans le pays. Pour obtenir un changement significatif de la société de cette façon, il faudrait que le nombre de personnes qui deviennent véganes chaque année soit très supérieur à 80 000 et nous en sommes très loin. Le premier restaurant végétarien pour raisons éthiques a ouvert ses portes en 1878 en Autriche. Depuis, et en particulier autour des années 1900, beaucoup d’individus et de groupes se sont employés à inciter les gens à adopter un régime alimentaire à base de végétaux. Malgré tous leurs efforts, jusqu’à présent, ils ont échoué. Cent trente ans de campagnes en faveur du végétarisme et du végétalisme n’ont pas eu d’impact notable sur la société. Après 130 ans d’efforts, toujours pas de révolution végane en vue. Aucun signe non plus indiquant qu’il en ira bientôt autrement.

Une étude réalisée par l’IFES2 en 2004 en Autriche confirme cette observation. On a demandé aux personnes interrogées si elles étaient d’accord pour interdire l’usage des cages pour les poules pondeuses ; 86 % ont répondu qu’elles souhaitaient l’interdiction de cette pratique. Mais, à la même période, 80 % des œufs achetés en Autriche provenaient d’élevages de poules en batterie. De façon évidente, alors que la plupart des gens étaient déjà persuadés qu’encager des poules était immoral et portait préjudice aux animaux, ils continuaient à acheter les produits qu’ils disaient désapprouver. Et ce n’est pas parce qu’ils n’en avaient pas conscience. Quand par exemple on les interrogeait dans les supermarchés, ils s’avéraient en être conscients. Après tout, de nos jours, les œufs issus de poules élevées en cage sont clairement désignés comme tels, à la fois sur l’œuf et sur l’emballage. L’explication réside simplement dans le fait que les œufs de poules en batterie étaient disponibles partout, qu’ils étaient moins chers, qu’on en trouvait dans tous les produits (pâtes, pâtisseries…) et qu’on les servait dans les hôtels et restaurants. Éviter les œufs de poules élevées en cage aurait exigé beaucoup d’énergie, une énergie que les gens n’étaient pas prêts à dépenser. Notamment parce que beaucoup de ceux qui avaient fait cet effort n’avaient vu aucun changement dans la société et avaient rapidement abandonné pour cette raison. Si on choisissait le mode de vie le plus facile, en se laissant porter par le courant, on consommait forcément des œufs de poules en batterie, quoi qu’on pense du caractère immoral de ces élevages et de la nécessité de les interdire.

Mais le mouvement pour les droits des animaux peut aussi tirer profit de cette attitude majoritaire qui consiste à se laisser porter par le courant et à adopter le mode de vie qui demande le moindre effort. Nous avons déjà noté que la meilleure façon de rendre les gens végans est de les plonger dans un milieu végan. Les sectes religieuses utilisent cette caractéristique des animaux sociaux en formant des groupes fermés, coupés du reste du monde, dans lesquels la secte peut maintenir un mode de vie que le reste de la société juge complètement farfelu. Si les membres de la secte étaient encore immergés dans la société « normale », ils n’arriveraient pas maintenir ce mode de vie. Mais le mouvement pour les droits des animaux ne se satisfait pas de la création de quelques petites communautés véganes. Il veut changer la société dans son ensemble. Comment peut-il donc y parvenir ?

Regardons les faits. En 1996, le mouvement autrichien pour les droits des animaux décida de lancer une campagne contre la présence d’animaux sauvages dans les cirques. À cette époque, il est probable que la majorité des gens étaient indifférents à cette question, et il est certain que, parmi la minorité restante, la plupart étaient favorables aux cirques avec animaux sauvages et ne trouvaient rien d’immoral à cette tradition. De même, ces cirques étaient évoqués de façon positive dans les médias. En 2005, les cirques détenant des animaux sauvages furent interdits. Par conséquent, il cessa d’y avoir de tels cirques en Autriche et aucun cirque étranger de ce type ne vint plus dans le pays. Depuis cette date, personne ne peut plus assister à des représentations de cirques avec des animaux sauvages en Autriche.

Et cela ne manque à personne de nos jours ! La campagne a réussi à 100% à changer le comportement des Autrichiens. Mais pendant la campagne, personne n’a cherché à faire changer les gens d’avis. La stratégie n’a jamais été celle-là. La campagne s’est contentée de faire disparaître ces cirques en Autriche. Sans avoir modifié l’opinion des gens, cela a modifié leur comportement. Au lieu d’aller au cirque, les gens ont occupé autrement leurs loisirs avec leurs enfants. Le changement du système – pas de cirques avec animaux sauvages – a conduit à un changement total de comportement. Dans le schéma précédent, cela se traduit par un déplacement vers la droite du point le plus bas de la courbe. Le mode de vie le plus facile est désormais de se passer de cirques avec animaux sauvages. Si vous voulez assister à ce genre de spectacle, vous devez vous rendre à l’étranger. Il faudrait investir beaucoup d’énergie pour maintenir un mode de vie où l’on continue à voir des représentations de cirques avec des animaux sauvages, et personne n’est prêt à faire cet investissement.

Mais les effets du changement du système ne s’arrêtent pas là. Maintenant, les médias parlent en termes négatifs des cirques étrangers ayant des animaux sauvages. Les règles de socialisation esquissées plus haut font qu’après qu’une ou deux générations aient grandi dans une société où les cirques avec des animaux sauvages ont été interdits pour des raisons éthiques, leur attitude change elle aussi. On se met à considérer l’usage d’animaux sauvages dans les cirques comme une forme de maltraitance appartenant à un passé révolu, un passé où l’on respectait beaucoup moins les animaux. C’est déjà l’opinion que l’on rencontre de plus en plus fréquemment en Autriche.

Un autre exemple vient conforter cette thèse. Considérons la campagne contre les œufs provenant d’élevages de poules en batterie. En 2005, le mouvement pour les droits des animaux décida de lancer une campagne pour bannir ces œufs des rayons de tous les supermarchés en Autriche. Souvenez-vous qu’à cette époque 86 % de la population jugeait immorale cette forme d’élevage, mais que seulement 20 % agissait en conséquence et s’abstenait d’acheter les œufs issus de ces élevages. Là encore, le but de la campagne ne fut pas de faire changer d’avis les gens. Cela aurait été vain, car après tout la plupart d’entre eux étaient déjà opposés à l’élevage en batterie des poules pondeuses. La campagne s’est attaquée aux supermarchés et autres commerces vendant des œufs provenant de tels élevages. Et elle a réussi. En 2007, il était devenu impossible en Autriche d’acheter des œufs provenant de tels élevages, y compris ceux utilisant des cages enrichies.

Que se passa-t-il du côté des consommateurs ? Ils s’adaptèrent rapidement. Les œufs de poules en batterie ne manquèrent à personne. Le mode de vie le plus facile était tout simplement de ne pas en acheter. Et c’est exactement ce qui arriva. Là encore, la campagne ne fit changer l’opinion de personne, mais le changement intervenu dans le système fut efficace à 100 % pour faire changer les comportements : plus personne n’acheta d’œufs issus d’élevages en batterie.

Les faits fournissent des enseignements clairs : alors qu’en cherchant à changer l’opinion des gens, on n’obtient que très peu de résultats, et encore moins en termes d’impact sur leur comportement, le taux de réussite est de 100 % quand on influe sur les comportements au moyen d’un changement du système. L’application de ces enseignements à la question du véganisme amène à conclure que les militants pour les droits des animaux devraient prioritairement s’employer à changer le système, et non pas à agir sur l’opinion des gens. Il est tout simplement vain d’espérer de cette dernière stratégie qu’elle provoque un changement social. Elle n’a pas d’impact significatif sur la société dans son ensemble.

Prenons un exemple. Supposons que nous voulions gagner du terrain sur une zone côtière où la mer est peu profonde afin de créer de nouvelles zones habitables. S’efforcer de changer la façon de penser de gens, c’est comme vouloir faire reculer la mer en la vidant à la petite cuiller. Vous pouvez enlever quelques gouttes, mais cela ne change rien au paysage d’ensemble. Il n’y aura jamais assez de gens retirant de l’eau avec une cuiller pour assécher des terres. Un changement de système consiste par exemple à utiliser des engins pour construire une digue. Ainsi, l’eau qui se trouve sur l’espace visé est isolée du reste de la mer. Le système a changé. Il n’est plus nécessaire de retirer l’eau, il suffit de laisser faire la nature. Jusqu’à ce que l’eau se soit évaporée et que l’on puisse utiliser les terres. La modification du système n’a pas retiré une seule goutte d’eau, et pourtant elle a permis un changement durable de l’ensemble.

Dans notre schéma précédent, un changement de système signifie qu’on déplace vers la droite le point le plus bas de la courbe. Si l’on y parvient, les gens suivent, ils roulent vers ce nouveau point et se mettent à vivre différemment, sans qu’on ait besoin de les persuader un par un. Faire que les œufs de poules élevées en cages de batterie ne soient plus disponibles est un exemple d’un tel déplacement du minimum vers la droite : les œufs issus d’élevages au sol, qui sont un progrès sur le plan du bien-être animal, deviennent la norme. Le but ultime est de déplacer le point le plus bas tout à fait à droite : vers des droits des animaux et le véganisme. Quand il n’y aura plus de produits non végans disponibles, les gens deviendront automatiquement végans et, en quelques générations, cela deviendra la position acceptée par la société dans son ensemble.

Changer le système en affaiblissant les industries animales

Comment faire évoluer le système vers le véganisme ? Dans une démocratie parlementaire, en principe, c’est la population qui décide de la conduite du système. En réalité, ce n’est pas si facile, en particulier parce que nous sommes dans une démocratie représentative et non dans une démocratie directe. Les gens ne votent qu’une fois tous les 5 ans, pour l’un des quelques partis en présence ; de ce fait, ils doivent soutenir par leur vote tout un ensemble d’opinions et non pas une seule.

Néanmoins, nous élisons les partis qui gouvernement. Ils ne font pas exactement ce que nous souhaiterions, mais si leurs décisions s’écartent trop de nos opinions, nous créons des remous dans la société. Plus l’agitation est importante, plus le mécontentement est fort dans la population, et plus les chances de réélection du parti qui gouverne s’amenuisent. Par conséquent, les gouvernements sont très attentifs au risque de conflits sociaux. Ils veulent les éviter. Si un conflit éclate, ils cherchent à le résoudre. Si par contre il n’y a pas de conflits, que tout est calme, si les critiques exprimées le sont sur un mode amical et tolérant, c’est qu’il ne doit pas y avoir beaucoup de mécontentement ; dans ce cas, le gouvernement évitera de changer quoi que ce soit afin d’avoir la sécurité d’être réélu.

Par conséquent, les changements ne se produisent qu’au travers de conflits dans la société. Cela commence quand un sous-ensemble de la société est franchement insatisfait du statu quo dans un certain domaine et commence à créer des remous. Si les remous s’amplifient jusqu’à devenir un véritable conflit, le gouvernement va devoir réagir. Ils doivent maîtriser la situation, éviter que la pression ne continue à monter jusqu’au point où ils perdront leur place. Cela signifie, dans le cas d’un conflit entre deux parties, que le gouvernement va soutenir le camp le plus capable d’élargir le conflit, ou de créer plus d’agitation et d’accroître la pression politique. Si le public prend parti pour l’un ou l’autre des camps en présence, cela peut évidemment avoir une importance décisive. L’agitation initiée par un groupe crée beaucoup plus de pression politique si le public considère que sa cause est juste.

Concernant les animaux, le conflit oppose le mouvement qui les défend à ceux qui les exploitent. Appelons ces derniers « l’industrie animale ». Le conflit susceptible d’amener un changement de système mettant fin à l’exploitation animale, c’est-à-dire conduisant au véganisme, est donc un conflit entre le mouvement pour les droits des animaux et les industries animales. C’est le camp qui sera capable de produire la plus grande pression politique qui l’emportera. Le public est indifférent au départ et il est la cible de la guerre de propagande que mènent les deux factions. Chacune cherche à faire pencher le public de son côté. Puisque les industries animales sont très puissantes et influentes, il est très difficile – mais pas impossible – de faire changer le système politique dans le sens dont elles ne veulent pas. Il est très important distinguer à ce stade les industries animales (qui sont les ennemies du changement), le public (en position d’observateur et dont les deux parties cherchent à gagner la sympathie) et le gouvernement (en position de juge en quelque sorte, et que les deux parties cherchent à impressionner par leur pression politique).

Quand on réfléchit à des théories politiques, il est essentiel d’appuyer sa réflexion sur des faits et sur l’expérience directe pour savoir si l’on est encore dans la réalité et non pas partis dans le rêve ou la fiction. La politique est l’art de changer la société. La politique est purement conséquentialiste : sa valeur ne doit être jugée qu’au vu des conséquences. La bonne politique conduit à une société meilleure, la mauvaise politique à une société pire. En matière de changement politique, l’issue dépend de beaucoup de paramètres inconnus. C’est pourquoi une réflexion purement théorique risque fort de nous mettre sur la mauvaise voie. Comment puis-je savoir, par exemple, si un certain facteur poussant dans un sens aura plus ou moins de poids qu’un autre facteur poussant en sens inverse ? Uniquement grâce à l’expérience pratique. Quel genre d’expérience peut-on faire valoir dans ce contexte ? Que disent les faits à propos de la théorie défendue ici ?

La campagne contre les cirques avec animaux sauvages en Autriche fut directement dirigée contre les cirques eux-mêmes, et marginalement seulement vers le public. La tactique fut de protester en permanence à l’extérieur de chaque spectacle de cirque avec des animaux sauvages, de façon à gâcher le plaisir des spectateurs. L’approche par la confrontation conduisit rapidement à une escalade du conflit. Les cirques eurent recours à la violence et agressèrent physiquement beaucoup de militants en diverses occasions, parfois très gravement et de façon préméditée. Le mouvement riposta par trois incendies volontaires. Par ailleurs, les cirques engagèrent de nombreuses poursuites judiciaires contre la campagne, tandis que les militants informaient les autorités de tout manquement au respect de la réglementation. Au bout de six ans, tous les cirques avec animaux sauvages avaient fait faillite. Le gouvernement n’avait pas réagi jusqu’alors, puisque le conflit n’avait jamais pris des proportions sociétales : le public et les médias n’y prêtaient guère attention.
À la fin, il ne restait plus de cirques avec animaux. Et en l’absence d’opposition, il était facile d’introduire une interdiction. Cette interdiction, et un changement durable du système, fut obtenue dans ce conflit en affaiblissant, et finalement en détruisant totalement des industries animales.

Un autre exemple à étudier est celui de la campagne contre les élevages en batterie de cages. Dans ce secteur, les industries animales étaient très puissantes et ne pouvaient pas être défiées directement. En faisant planer la menace de désastre économique, de chômage, de délocalisation d’industries localement importantes et de diminution massive des recettes fiscales, elles exerçaient une énorme influence sur les autorités locales et régionales et par conséquent sur le gouvernement fédéral. Le mouvement pour les droits des animaux était un trop petit adversaire face à eux. Mais concernant l’élevage en batterie, le mouvement n’avait pas besoin de commencer par travailler en direction du public. Depuis des décennies, le public avait été nourri de l’opinion selon laquelle les élevages en batterie sont l’exemple même de la maltraitance animale. Même les livres pour enfants en parlaient et dans toutes les écoles on abordait le sujet de l’élevage en batterie. C’est pourquoi, en 2004, 86 % de la population était favorable à l’interdiction de ce type d’élevages.

Toutefois, ce fait à lui seul n’aurait rien changé. Comme cela a été dit plus haut, 80 % des gens achetaient des œufs de poules élevées en cage, et le gouvernement n’avait aucune raison d’agir puisqu’il n’y avait pas de conflit apparent. Le mouvement pour les droits des animaux décida alors de lancer une campagne pour l’interdiction de l’élevage en batterie de cages – c’est à dire de toutes les cages, y compris celles dites « enrichies ». Au Parlement, la situation était favorable car les socialistes et les verts se trouvant dans l’opposition, presque 50 % des parlementaires pouvaient être gagnés comme alliés. Contre cette coalition, seuls les conservateurs, alors au gouvernement, résistaient fermement, poussés par la pression politique de la puissante industrie de l’élevage en batterie.

C’est pourquoi le mouvement se concentra sur les conservateurs et les attaqua à chacune des trois élections qui suivirent (deux élections provinciales et une élection présidentielle). Beaucoup d’affiches électorales des conservateurs furent arrachées ou couvertes de graffitis. Et de nombreuses affiches anti-conservateurs furent placardées partout. Cela alla si loin que les conservateurs payèrent des services de sécurité pour garder leurs affiches la nuit, et il y eut des altercations avec des militants des droits des animaux. De plus, les militants se mirent à perturber tous les meetings des conservateurs et à organiser une campagne anti-conservateurs avec un message clair : voter conservateur, c’est voter pour l’élevage en batterie. Au plus haut du conflit, la veille d’une des élections provinciales, le chef du parti conservateur sauta de l’estrade où il prononçait son dernier discours électoral et agressa un militant des droits des animaux qui se tenait tout près, lui lançant un coup de poing à la figure et arrachant sa banderole. Le lendemain, cela faisait la une de tous les journaux : le chef du parti conservateur frappe un militant animaliste ! Et le parti conservateur perdit 50 % des voix à cette élection !

Dans la seconde province, les conservateurs, qui étaient au gouvernement, perdirent la majorité au profit des socialistes. Et au moment des élections présidentielles, la pression avait tellement monté que la candidate des conservateurs se sentit obligée lors de sa dernière conférence de presse de déclarer qu’à titre personnel, elle était favorable à l’interdiction des élevages en batterie. Lorsque les conservateurs perdirent aussi cette élection là, ils renoncèrent. La pression politique du mouvement pour les droits des animaux avait été plus forte que l’influence politique des industries animales. En 2005, le parlement vota l’interdiction des cages pour les poules pondeuses (y compris les cages enrichies), la mesure prenant effet en 2009. Ceux qui ont vécu cette campagne directement sont tous d’accord pour dire que c’est l’importance de la pression politique qui conduisit à cette décision. Dans le contexte d’un conflit ouvert, avec l’appui d’une large sympathie de la population, le mouvement battit les industries animales et obligea la puissante industrie des œufs à se soumettre. Cela ouvrit la voie à un changement du système. Aujourd’hui, comme on l’a dit plus haut, plus personne n’achète d’œufs pondus par des poules en cage.

D’autres exemples pourraient être donnés, comme la campagne contre l’élevage de lapins en cages, où le gouvernement fut forcé de revenir sur son « compromis » sur les cages enrichies et accepta finalement l’interdiction totale des cages à dater de 2012.
Un autre exemple mérite d’être examiné plus en détail. Dans une région de la province de Haute-Autriche, le piégeage d’oiseaux chanteurs est une tradition profondément enracinée. C’est pourquoi cette province a exempté le piégeage d’oiseaux de l’interdiction générale de piéger des animaux. Quand la législation relative aux animaux devint du ressort fédéral en Autriche, les interdictions provinciales du piégeage furent étendues à la Haute-Autriche. Le gouvernement négligea le fait que cela conduisait à interdire aussi cette pratique dans cette région où la tradition était si forte. Les piégeurs sont très puissants et influents dans leur région. Tous les partis politiques les craignent. Cette influence s’étend jusqu’au niveau provincial, mais pas fédéral. Inversement, le mouvement pour les droits des animaux est beaucoup plus capable de faire pression au niveau fédéral qu’au niveau provincial, dans la Haute-Autriche rurale.

Lorsque le gouverneur de Haute-Autriche réalisa que la nouvelle loi allait interdire le piégeage des oiseaux y compris dans sa province, il intervint et tenta d’obtenir que la ministre chargée des questions animales introduise une exception dans la loi pour le piégeage d’oiseaux chanteurs en Haute-Autriche. En l’absence d’autre influence, la ministre était disposée à le faire, et elle proposa effectivement d’ajouter cette exception. Mais alors, le mouvement pour les droits des animaux se mit en marche et lança une campagne très conflictuelle contre la ministre, avec des manifestations quotidiennes devant son bureau des mois durant, et perturbation de toutes ses apparitions publiques. Elle céda à la pression et n’introduisit pas d’exception dans la loi. Mais c’est le gouvernement provincial qui est responsable de l’application de la loi dans sa province et, celui-ci se trouvant sous l’influence des piégeurs d’oiseaux, il décida tout simplement de ne pas l’appliquer.

On voit donc que seul le conflit politique dans la société entre le mouvement pour les droits des animaux et les industries animales détermine les lois et leur exécution. Le camp qui peut réunir le plus de soutien et exercer le plus de pression politique sur un sujet donné l’emporte. La loi adoptée en conséquence détermine le système en vigueur dans la société, qui à son tour détermine comment les gens se comportent et comment les animaux sont traités Même l’opposition d’une large majorité de la population à l’élevage de poules pondeuses en cage n’a pas réussi à faire interdire l’élevage en batterie, ou à empêcher la vente de ses produits. Seule la pression politique et le changement du système qui en a résulté a fait changer la société et la façon de traiter les animaux.

Un changement progressif du système conduit-il aux droits des animaux ?

Les données présentées jusqu’ici prouvent qu’un changement du système peut être obtenu par un conflit politique contre les industries animales. Toutefois, si un changement du système devait conduire au véganisme généralisé, cela signifierait la disparition de la totalité des industries animales. Peut-on y parvenir par des victoires progressives, amenant de réformes pas à pas ?

Sur un plan purement théorique, le continuum psychologique et politique qui va de l’usage des animaux via le bien-être animal jusqu’au droits des animaux suggère que c’est effectivement possible. Une société qui n’impose aucune restriction à l’usage des animaux non humains les considère comme des marchandises au service des humains, dénuées de toute valeur éthique. Une telle société n’aura aucune empathie ou compassion pour les animaux. L’Autriche d’avant les premières lois de protection animale offre un bon exemple d’une telle société.

Partant de ce point, la compassion, le bien-être animal et les lois de protection animale se développèrent lentement. À ce stade, à la fin du XIXe siècle, le végétarisme éthique put se faire une place. Petit à petit, les idées en faveur des droits des animaux se développèrent et depuis les années 1980, il existe un mouvement actif et florissant pour les droits des animaux. L’idéologie des droits des animaux et le mouvement pour les droits des animaux ont leurs racines psychologiques et politiques dans le bien-être animal.

De même, le parcours personnel des gens va souvent des sentiments de compassion et d’attention au bien-être animal (qui peuvent les conduire à consommer moins de produits animaux – et plutôt des produits issus d’élevages en plein air) au végétarisme, et finalement au véganisme et aux droits des animaux. Psychologiquement, la compassion et le bien-être animal sont aussi la base des droits des animaux.

On peut fournir d’autres données à l’appui de cette observation. En 1998, après une longue et dure campagne, les élevages d’animaux pour leur fourrure furent interdits dans six provinces d’Autriche. Dans les trois provinces restantes, une nouvelle loi restreignit l’usage des « animaux à fourrure ». Il devint obligatoire de détenir les renards sur un sol naturel et de donner aux visons un accès à un bassin où nager : c’est-à-dire que les cages non aménagées furent interdites. Toutefois, cette loi classique de bien-être animal, fondée sur l’idée d’exploitation « humaine » ouvrit la voie, sept ans plus tard, à une interdiction totale de l’élevage pour la fourrure, quel que soit le mode de détention des animaux. Cette loi dépasse évidemment le bien-être animal pour aller vers les droits des animaux. Elle dit que les animaux non humains ne sont pas uniquement destinés à servir les humains, puisque l’avantage que ces derniers trouvent à prendre leur fourrure ne justifie pas d’enfermer et de tuer des animaux, même de la façon la plus humaine. Par rapport à la simple interdiction des cages nues, l’interdiction totale de l’élevage pour la fourrure constitue un bon pas en avant en direction des droits des animaux dans le continuum qui va du bien-être aux droits. Et il a pu être franchi en s’appuyant sur une précédente loi relative au bien-être.

L’interdiction de l’élevage pour la fourrure affaiblit l’industrie de la fourrure puisqu’en Autriche du moins, leur secteur de production a été complètement éliminé. D’un autre côté, l’interdiction de l’élevage pour la fourrure n’a pas réduit les ventes de fourrures dans le pays, puisque les fourreurs se sont tournés vers les importations. Cela signifie-t-il qu’une interdiction de l’élevage pour la fourrure ne constitue pas un progrès en direction des droits des animaux ?

Le mouvement autrichien pour les droits des animaux ne peut directement changer les choses qu’en Autriche. Mais l’interdiction autrichienne de l’élevage pour la fourrure fut un exemple pour plusieurs autres pays, et maintenant la même interdiction existe en Angleterre, Écosse, Pays de Galles, Italie, Croatie, Pays-Bas et Suède. Si les élevages pour la fourrure sont éliminés dans d’autres pays encore et qu’ils le sont un jour dans l’Union européenne tout entière, alors une interdiction d’importer pourra être introduite, comme il en existe déjà une pour la fourrure de chiens et chats, et comme il en existera probablement une bientôt pour les produits venant des phoques. Cela constituerait un changement du système qui ferait que tous les habitants de l’UE cesseraient complètement d’utiliser de la fourrure. Il n’y a pas de raison pour que d’autres continents ne suivent pas, si le mouvement pour les droits des animaux chez eux exerce une pression politique suffisante pour obtenir des interdictions là aussi. La production de fourrure pourrait finalement disparaître dans le monde entier. En ce sens, une interdiction de l’élevage pour la fourrure en Autriche est sans aucun doute un premier pas vers la disparition de la fourrure comme produit de consommation, c’est-à-dire vers la fin de toute exploitation des animaux pour leur fourrure.

Considérons l’interdiction de l’élevage en batterie. À la différence de l’interdiction de l’élevage pour la fourrure, elle n’a pas mis fin à la production d’œufs en Autriche. Et pourtant, elle a provoqué une diminution du nombre d’œufs produits (et de poules exploitées) de 35 % ! Depuis l’adoption de l’interdiction, le nombre de poules pondeuses en Autriche a chuté de 35%. Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, à surface égale, un élevage au sol contient deux fois moins de poules qu’un élevage en batterie. En effet, les poules disposent de beaucoup plus de place et le nombre de planchers superposés est limité. De plus, parce que les poules peuvent se déplacer librement dans le hangar, elles dépensent une plus grande part de l’énergie tirée de l’alimentation en mouvement et dégagement de chaleur. De ce fait, une poule élevée au sol consomme deux fois plus de nourriture qu’une poule en cage, qui ne peut pas se déplacer du tout, pour produire le même nombre d’œufs ! Cela signifie que le coût de production des œufs avec le nouveau système a plus que doublé.

L’interdiction de l’élevage en batterie a provoqué une réduction drastique du nombre de poules utilisées et une très forte augmentation du coût de production unitaire des œufs. Jusqu’à présent, l’industrie des œufs n’a pas osé répercuter intégralement cet accroissement des coûts sur le prix de vente. Ils savent que le choix des produits achetés par les consommateurs dépend principalement de leur prix. Si des produits deviennent plus chers, on en achète moins.

Mais c’est exactement cet effet que le mouvement pour les droits des animaux peut utiliser pour parvenir à ses fins. S’il réussit à venir à bout de la résistance des industries animales et à introduire de nouvelles lois plus strictes, des lois qui réduisent la capacité de production et accroissent les coûts, cela affaiblira sévèrement ces industries. Les consommateurs achèteront une quantité moindre des produits devenus plus chers, même s’ils n’ont pas changé d’avis sur leur justification éthique. De la viande et des œufs très chers deviendront des denrées de luxe consommées de plus en plus rarement. Les industries animales restantes auront décliné considérablement. Ce qui veut dire qu’au prochain conflit avec le mouvement pour les droits des animaux, ces industries diminuées auront encore moins d’influence et de force pour résister à de nouvelles réformes et à d’autres durcissements des restrictions imposées aux productions animales, de sorte que les alternatives véganes seront en meilleure position pour avoir le dessus sur le marché et pour supplanter davantage les produits animaux.

Concernant la viande, le plus grand espoir pour les alternatives véganes réside dans les substituts à base de végétaux et dans la viande de laboratoire, c’est-à-dire la culture in vitro de cellules musculaires. On peut trouver des détails sur ces produits ici : http://en.wikipedia.org/wiki/In_vit… ou encore là : http://futurefood.org/
Si ce type de nourriture du futur peut s’imposer sur le marché, il sera en concurrence directe avec la viande d’origine animale. Quand des lois contraignantes rendront beaucoup plus coûteuse la production de viande animale, le terrain sera prêt pour que la viande in vitro prenne le dessus. Cela accélérera encore le processus d’abolition des productions animales, puisque l’affaiblissement des industries animales permettra des lois plus contraignantes protégeant les animaux. Si la viande in vitro réussit à éradiquer complètement la viande animale, alors l’interdiction de toute forme d’élevage viendra d’elle-même. Et nous y serons parvenus sans avoir au préalable rendu les gens végans. En fait, les gens pourront continuer à manger la même sorte de viande, composée des mêmes cellules. Mais à cause du continuum psychologique entre le bien-être animal et les droits des animaux, on peut s’attendre en pratique à un glissement de la position du public vers le véganisme et les droits des animaux. Quand tout usage des animaux sera interdit, les droits des animaux seront établis en un rien de temps.

Les réformes en faveur du bien-être animal confortent-elles l’attitude consistant à considérer que les animaux n’existent que pour servir les humains ?

Grâce au travail du mouvement animaliste, le bien-être animal a acquis une image positive, qui est utilisée à des fins publicitaires. Les industries animales ont commencé à s’en servir dans leur stratégie commerciale, souvent sans se préoccuper le moins du monde du bien-être des animaux élevés. Par conséquent, des lois de protection animale faibles, telles qu’un petit accroissement de la taille des cages des poules pondeuses, pourraient servir de base à peu de frais à de tels messages publicitaires, car de tels changements n’accroissent guère les coûts de production. Toutefois, on ne doit pas surestimer cet effet, car de toutes façons les industries animales font de la publicité, et habituellement l’impact de ces publicités ne dure pas longtemps.

Mais un autre argument est souvent avancé contre les réformes concernant le bien-être animal : si certains produits sont désignés comme « respectueux des animaux » (et en particulier quand des associations animalistes en font la promotion d’une façon ou d’une autre), la conscience des consommateurs sensibles à la question animale, et qui auraient pu être réceptifs aux thèses des droits des animaux, s’en trouverait apaisée, et ils pourraient se mettre à consommer davantage de produits animaux, sans y réfléchir plus avant. Ainsi, ces réformes pourraient faire barrage à la diffusion du message en faveur des droits des animaux qui invite à une remise en question radicale de l’exploitation animale.

La question de savoir si cet effet existe et, le cas échéant, quelle est son importance, est d’ordre purement psychologique et doit être étudiée au moyen de travaux sur l’effet des messages publicitaires. Le fait est que, pour l’heure, on ne dispose pas de données venant conforter cette thèse. Il n’existe pas d’éléments empiriques indiquant que cet effet a un impact réellement significatif dans la société. Et il existe un effet jouant en sens inverse dont l’impact pourrait bien être plus important. Après tout, le fait que le bien-être animal bénéficie d’une image positive signifie que la compassion et l’empathie envers les animaux est valorisée davantage, et que le soutien grandit en faveur de nouvelles réformes pour le bien-être animal. Et quand les gens s’ouvrent à l’idée de bien-être animal et à ce qui la motive, l’expérience montre que cela a des chances de les rendre plus réceptifs aux droits des animaux. Le bien-être animal et l’empathie constituent la base psychologique des droits des animaux.

Mais regardons les faits. En Autriche, les lois protégeant les animaux se durcissent chaque année. La vitesse de ces réformes, et le degré auquel elles accroissent les restrictions sur l’usage des animaux a tendance à augmenter ces dernières années. Il est certain qu’au cours des dix dernières années, de nouvelles lois ont limité l’usage des animaux à un point inconnu jusqu’alors. Souvenez-vous des restrictions sur les élevages pour la fourrure de 1998 qui furent suivies d’une interdiction pure et simple en 2005. Une réglementation peu exigeante sur les conditions de détention des animaux sauvages dans les cirques a été suivie, quinze ans plus tard, d’une interdiction totale. La loi régissant l’expérimentation animale de 1998 a été actualisée en 2005 pour inclure une interdiction totale d’expérimenter sur les grands singes. Une réglementation sur les conditions de détention des lapins élevés pour leur chair a été introduite en 2005 et a été durcie en 2008 par une interdiction totale de l’élevage en cages, prenant effet en 2012. La réglementation sur les conditions de détention des poules pondeuses a été rendue plus exigeante en 1999, puis à nouveau en 2003, jusqu’à l’interdiction totale des cages intervenue en 2005 et prenant effet en 2009. Les faits indiquent que la réglementation concernant les animaux s’est régulièrement renforcée au fil du temps, avec des dispositions de plus en plus sévères. Cela conforte l’hypothèse avancée plus haut : il existe un continuum qui va de l’usage non restreint des animaux aux droits des animaux via le bien-être animal ; l’interdiction d’utilisations particulièrement révoltantes des animaux conduit à d’autres interdictions, à plus de bien-être animal et même aux droits des animaux, quand un type d’utilisation est complètement interdit (comme l’élevage pour la fourrure) ou quand même la mise a mort la plus « humaine » est prohibée.

Une loi plus contraignante dans un domaine peut aussi favoriser des contraintes supplémentaires dans d’autres domaines, comme lorsque l’interdiction des cages pour les poules pondeuses de 2005 fut utilisée pour justifier l’interdiction des cages pour les lapins de 2008.

Est-il possible que lorsqu’un certain niveau de bien-être animal a été atteint, tout à coup le processus s’arrête et qu’aucun renforcement des lois protégeant les animaux ne puisse plus être obtenu, de sorte que le but ultime – les droits des animaux – ne puisse pas être atteint de cette façon ? Rien n’indique qu’il en soit ainsi. Après l’interdiction de l’élevage en cage des poules pondeuses en Autriche, la moitié des plus grandes exploitations fermèrent leurs portes et l’autre moitié se reconvertit dans l’élevage au sol. Il s’agit encore d’élevage industriel classique avec 9 poules au m2 (même si dans l’élevage en batterie, c’était 16 poules par m2). Mais puisque tous les élevages en batterie ont fermé, la critique des élevages au sol, plus coûteux, a déjà commencé. Des groupes pour les droits des animaux nouvellement formés, qui n’ont jamais vu d’élevages en batterie, ont déjà pénétré dans des élevages au sol et transmis aux médias les images choquantes qu’ils y ont filmées, images qui ont été diffusées. Le groupe des droits des animaux qui s’est impliqué le plus dans l’interdiction des batteries de cages a publié un nouveau livret de 40 pages sur l’agriculture animale en 2008, qui critique explicitement, entre autres, le système d’élevage au sol, images à l’appui, et qui demande des réformes des lois tout en incitant au véganisme. Le directeur d’une grande chaîne de supermarchés, qui a retiré les œufs provenant d’élevages en batterie il y a 14 ans, a déjà approché des groupes animalistes et leur a dit qu’il voulait retirer également les œufs de poules élevées au sol. L’expérience montre donc que l’offensive contre le nouveau système établi d’élevage au sol a démarré beaucoup plus tôt que prévu. Même s’il n’y a guère d’espoir sur le plan politique d’introduire une nouvelle interdiction très prochainement, la question pourrait être sérieusement débattue dans 10 ans. Si le processus se répète (c’est-à-dire, à la place de l’interdiction des cages, une interdiction des élevages au sol et la disparition des œufs provenant de tels élevages des rayons des supermarchés), qu’est-ce qui pourrait empêcher le mouvement de se poursuivre jusqu’à l’interdiction de l’élevage de poules pondeuses ? Comme cela s’est produit pour la fourrure ?

Si le fait d’acquérir une conscience aiguë de formes particulières de maltraitance animale dans l’élevage, et de soutenir le bien-être animal, est une condition qui prépare psychologiquement les personnes à évoluer vers les droits des animaux, on doit s’attendre à ce que les sociétés où les normes de bien-être animal sont les plus élevées soient aussi celles où le mouvement pour les droits des animaux est le plus développé, celles où la question des droits des animaux est la plus présente dans la vie intellectuelle, et celles où le plus d’alternatives véganes sont disponibles. On devrait observer l’inverse dans les sociétés où les normes de bien-être animal sont très faibles. Et c’est effectivement ce que l’on observe. Des pays européens comme l’Angleterre, la Suisse et l’Autriche ont des normes de bien-être animal élevées et le mouvement pour les droits des animaux y est actif. Inversement, des pays où la réglementation sur le bien-être animal est très faible, comme la Chine, semblent se désintéresser de tout ce qui a trait aux animaux, et le véganisme en tant que choix éthique y est inconnu.

Au total, les données rassemblées suggèrent que des réformes très restrictives des lois sur les animaux non seulement ne font pas obstacle aux droits des animaux, mais favorisent l’évolution de la société dans ce sens.

Remarques complémentaires sur le processus progressif de réforme

=> La ligne de démarcation entre les réformes dites abolitionnistes et celles qualifiées de réformistes semble très arbitraire et dépendante d’une idéologie particulière. Dans son livre Rain without Thunder (Temple University Press, Philadelphie, 1996), Gary Francione définit 5 critères pour déterminer si une loi est abolitionniste. Il cite l’interdiction des cages comme exemple de loi abolitionniste, par opposition à une simple augmentation de la surface allouée par poule dans une cage. Il note que l’interdiction des cages signifie que l’intérêt des poules à se mouvoir librement est respecté, bien que cela ne procure aucun avantage à l’industrie qui exploite les poules. Mais Francione argumente sur un plan purement théorique. Il ne fournit pas de données confortant ce qu’il avance, et sa définition de l’abolitionnisme semble déontologique et non pas conséquentialiste, alors qu’il est difficile de concevoir comment une théorie de l’action politique pourrait se soucier d’autre chose que de savoir si l’action considérée a pour conséquence ou pas de favoriser l’atteinte du but politique visé.

=> Lee Hall a défendu un point de vue encore plus radical, dans Capers in the Churchyard (Nectra Bat Press, 2006). Pour elle, toute loi, quel qu’en soit le contenu, est une loi réformiste, du moment qu’elle ne garantit pas d’un seul coup des droits pleinement égaux à tous les animaux. La raison avancée à l’appui de cette thèse est que de telles lois reviennent, d’une façon ou d’une autre, à approuver tacitement des formes d’utilisation des animaux. Par exemple, une loi interdisant l’élevage pour la fourrure approuve la production de cuir ; une loi donnant des droits aux grands singes conforte l’opinion selon laquelle les autres animaux ne devraient pas avoir de droits, etc. Hall dit même que toute campagne dont l’objectif est en deçà du véganisme et de l’établissement total des droits des animaux est une campagne réformiste, parce qu’elle suggère que toutes les utilisations des animaux étrangères au but de la campagne sont légitimes. Elle inclut même les activités de l’ALF parmi les types de campagnes réformistes. Pour elle, la promotion du véganisme est la voie unique conduisant aux droits des animaux. Mais Hall ne fournit pas de données empiriques à l’appui de ses thèses, ni dans le livre, ni sur la base d’un travail d’enquête. En l’absence de telles données, sa théorie semble très sujette à caution.

=> Les réformes des lois protégeant les animaux améliorent généralement la qualité de vie des animaux concernés. La vie d’une poule en cage est certainement bien pire que celle d’une poule en élevage au sol ou en élevage avec accès au plein air. Ce fait, si important soit-il du point de vue des animaux eux-mêmes, n’a cependant pas à être pris en compte lorsqu’il s’agit d’évaluer si, politiquement, une campagne conduit ou non vers les droits des animaux.

=> Plus de 2000 militants ont été emprisonnés jusqu’à ce jour pour avoir agi en faveur des droits des animaux en enfreignant des lois spécistes. D’un point de vue éthique, leur incarcération est injuste et constitue une atteinte à leur droit à la liberté. C’est pourquoi un certain nombre de groupes les soutiennent, non seulement individuellement, mais aussi par des campagnes politiques. On invite les gens à signer des pétitions pour améliorer leurs conditions de détention, par exemple pour qu’ils ne soient pas détenus en cellules d’isolement et pour qu’ils reçoivent des repas végétaliens. Ces groupes, bien qu’ils désapprouvent l’emprisonnement de militants animalistes, ont décidé de faire plutôt campagne pour des buts réalistes, qui peuvent être atteints et qui améliorent le sort des prisonniers. Ces campagnes doivent être qualifiées de réformistes et en aucun cas d’abolitionnistes, et pourtant les abolitionnistes radicaux ne les désapprouvent pas. Bizarrement, personne ne demande si de telles campagnes ne risquent pas de légitimer l’incarcération des militants animalistes dans l’esprit du public, et si le fait d’obtenir de meilleures conditions de détention ne risque pas de renforcer dans la société l’habitude d’emprisonner les militants qui libèrent des animaux.

=> Le fait de mener des campagnes visant des réformes réalistes des lois sur les animaux a produit quelques très grandes associations oeuvrant pour le bien-être et les droits des animaux, qui sont devenues puissantes et influentes sur le plan politique. Plus elles sont grandes, et plus ces associations sont inoffensives et proches de la pensée dominante. Cependant, en Autriche, il y a une nette tendance des grandes associations à devenir plus radicales et plus favorables au végétarisme. L’ensemble de ces associations collecte pour 30 millions d’euros de dons par ans, et même si seulement une petite partie de cet argent est dépensée pour faire croître l’empathie et la compassion envers les animaux dans la population, cela formera un terreau fertile pour les droits des animaux. Si tous les groupes animalistes se reconvertissaient dans des campagnes purement abolitionnistes, leur taille fondrait dramatiquement jusqu’à se réduire à la dimension des associations véganes et ils perdraient toute leur influence, y compris leur capacité à promouvoir le véganisme.

=> En principe, l’utilisation de films montrant des formes de maltraitance particulièrement choquantes doit être qualifiée de propagande réformiste. Après tout, ces images suggèrent qu’il n’y a rien de mal à détenir ces animaux sans cruauté. Ces images ne mettent pas en cause l’utilisation des animaux mais les abus commis envers eux. Mais s’il rejetait ces films, le mouvement se priverait d’une des armes les plus puissantes dans les guerres de propagande. En réalité, parce qu’il y a un continuum qui va du bien-être animal aux droits des animaux, ces films produisent des végans et des militants pour les droits des animaux, ce qui une fois encore montre que l’argument abolitionniste est faux.

=> Les campagnes réformistes apportent des victoires. Au cours des 10 dernières années, elles ont conduit à une série de victoires remarquable en Autriche, qui font de la législation autrichienne sur les animaux la meilleure du monde. Les victoires sont le moteur du militantisme ; militer coûte du temps et de l’énergie ; pour rester mobilisé dans la durée, il faut être très motivé. Si vous voyez que votre engagement fait vraiment changer la société, cela donne un coup de fouet à votre moral, et votre motivation à rester actif augmente. Mais la promotion du véganisme ne procure pas ce sentiment de victoire. Beaucoup de gens recommencent à manger des produits animaux après être devenus végans. Et la société dans son ensemble ne semble pas changer du tout – après 130 ans de ce type de campagnes. Il est très improbable qu’un nombre significatif de militants puissent rester actifs durablement dans la promotion pacifique du véganisme sans connaître de succès visibles.

Résumé

Pour réussir à terme à établir les droits des animaux, voici la méthode que suggèrent l’analyse de l’action politique en faveur des animaux et les données issues de l’expérience dont nous disposons jusqu’ici.

Le but prioritaire du mouvement pour les droits des animaux doit être de créer la pression politique suffisante pour obtenir des réformes progressives en direction des droits des animaux. Une réforme constitue un pas vers les droits des animaux si elle nuit significativement aux industries animales : si elle les affaiblit et/ou les force à adopter des systèmes de production plus coûteux. Il en est ainsi parce que les industries animales sont l’unique ennemi dans le conflit politique pour établir les droits des animaux. Sans elles, les droits des animaux seraient une réalité. Affaiblir ces industries au moyen de solides lois de protection animale contribue de deux façons au but recherché. D’une part, cela affaiblit l’adversaire pour les futures réformes ; d’autre part, cela rend plus chers les produits d’origine animale, de sorte que les gens en achètent moins et que les produits alternatifs végans deviennent plus compétitifs sur le marché. Des lois plus strictes protégeant les animaux n’empêchent pas les gens de prendre conscience de la question des droits des animaux. Au contraire, elles facilitent cette prise de conscience parce que le bien-être animal est la base psychologique des droits des animaux.

Un grand nombre de militants et la sympathie du public constituent des atouts pour produire une pression politique suffisante. Mais ces deux éléments ne sont que des objectifs secondaires. Ils ne servent qu’à mieux atteindre l’objectif principal : affaiblir les industries animales.

Chercher à convaincre les gens individuellement, un par un, est une tactique qui ne peut qu’échouer tant que le système ne change pas. Il en est ainsi parce que le système qui prévaut dans la société détermine la manière dont les gens s’y comportent. Dans une société très spéciste, un mode de vie végan demande énormément d’énergie, de sorte qu’il n’y aura jamais qu’une petite minorité suffisamment motivée et résolue pour être capable d’adopter durablement ce mode de vie. Par contre, un système social n’offrant pas de produits animaux fera que les gens adopteront automatiquement un mode de vie végan, et la prise de conscience des droits des animaux s’en suivra plus tard, après qu’une ou deux générations aient grandi dans une société végane.

En usant d’arguments purement rationnels, nous pouvons soutenir de façon convaincante que les droits des animaux sont l’idéal éthique. Pour ce faire, nous n’avons pas besoin de d’utiliser des données empiriques sur la psychologie humaine, ou de nous soucier de la situation politique qui prévaut à un moment donné dans la société. L’idéal éthique est fondé sur des considérations déontologiques et non pas conséquentialistes.

Mais si nous voulons mettre l’idéal éthique en pratique et changer la société, nous dépendons entièrement des facteurs psychologiques. Une politique est bonne si elle réussit à faire évoluer la société en direction de l’idéal éthique. Cela signifie qu’à la différence du point précédent, l’évaluation d’une politique est purement conséquentialiste, c’est-à-dire que sa valeur se mesure uniquement à ses conséquences. Il n’y a pas de politiques bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, à la manière de ce qu’Emmanuel Kant soutenait à propos du mensonge, supposé immoral en soi, y compris quand le mensonge peut sauver des vies ou faire évoluer la société en direction de l’idéal éthique.

Un point fondamental concernant la connaissance de la psychologie humaine est que les humains sont bien davantage des animaux sociaux que des animaux rationnels. S’ils étaient de purs animaux rationnels, nous pourrions ignorer la psychologie en politique, et ne faire rien d’autre que d’argumenter rationnellement, sans recours à des données empiriques. La théorie et la pratique seraient identiques. Mais les humains sont plus sociaux que rationnels. Pour le mouvement pour les droits des animaux, cela implique les points suivants :

  • Des éléments sociaux tels que la compassion, l’empathie et la souffrance sont des facteurs très importants pour motiver les humains à changer leur comportement. Par contre, des entités abstraites et rationnelles telles que les notions de personne [personhood] ou de droits, n’en sont pas.
  • L’environnement social est un déterminant majeur du comportement humain. Les humains veulent être bien intégrés dans leur société et vivre en harmonie avec elle.
  • Les humains ont un besoin fort de sécurité dans la vie sociale : ils veulent généralement que les choses restent comme elles sont et que les changements se produisent lentement et de façon contrôlée.

Le mouvement pour les droits des animaux doit adapter la stratégie politique de ses campagnes à ces faits psychologiques. Ce qui signifie que les campagnes politiques doivent intégrer les aspects suivants :

  • Centrez votre matériel de campagne sur la présentation de la souffrance animale et stimulez la compassion et l’empathie chez les gens. Les phrases abstraites et rationnelles utilisant des termes tel que « droits » ou « personne » [personhood] ne devraient pas jouer de rôle significatif.
  • Le but de la campagne doit être présenté au public de telle sorte qu’il lui semble que s’il est atteint, cela remédiera à un aspect clairement repérable de la souffrance animale.
  • Le but de la campagne doit être de changer la société, le système social dans lequel vivent les gens, et non leurs opinions personnelles.
  • La campagne ne doit pas demander de grands changements dans la société. Le but doit être réaliste et ne pas conduire vers l’inconnu. L’évolution de la société dans son ensemble doit être lente et continue.

Par conséquent, il est d’une importance capitale de distinguer entre la philosophie abstraite et rationnelle, qui justifie l’idéal éthique sur une base déontologique, et la psychologie sociale appliquée qui, sur une base conséquentialiste, oriente en pratique la politique des campagnes.

Commentaires autour de l’essai de Martin Balluch

Gary Francione a publié un commentaire critique de l’essai « Abolitionism versus reformism » sur son blog le 9 avril 2008.
Version originale en anglais : http://www.abolitionistapproach.com…
Traduction en français : http://www.abolitionistapproach.com…

Martin Balluch lui a répondu par un texte publié (en anglais) le 14 avril sur le site de VGT :
http://www.vgt.at/publikationen/tex…

Notes :

1. Cf. Emilie Dardenne, « Portrait de Henry Stephen Salt », CA n°24, janvier 2005 [NdT]

2. IFES : Institut für Empirische Sozialforschung (Institut pour la recherche empirique en sciences sociales) [NdT]