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Démanteler l’industrie de la viande

samedi 26 avril 2014, par Association Sentience

par Erik Marcus


Traduit de l’américain par Dominic Hofbauer

CA30-31 (décembre 2008)

Meat Market – Animals, Ethics and Money est un livre d’Erik Marcus, paru en 2005 aux Etats-Unis, aux éditions Brio Press. L’extrait dont nous publions la traduction ici correspond aux chapitres 5 et 6 de ce livre.

Les trois mouvements existants
dans la protection animale*

L’industrie de la viande peut être comparée à un géant : trop grand et trop puissant pour être battu par une approche unique. Fort heureusement, trois mouvements différents œuvrent à protéger les animaux d’élevage : les mouvements pour le végétarisme, pour les droits des animaux, et pour le bien-être animal. Ensemble, ces trois mouvements agissent comme une équipe de lutteurs. Chacun d’entre eux s’attaque à l’élevage d’une manière unique, et se spécialise dans l’exploitation d’une vulnérabilité particulière.

Le mouvement végétarien

Le premier lutteur auquel l’industrie de la viande se voit confrontée est le mouvement végétarien. En effet, l’une des plus grandes forces de l’industrie de la viande réside dans le fait que la plupart des Américains n’ont aucune idée de la facilité avec laquelle on peut passer à un régime végétarien ou végétalien. Des publicités aux menus des restaurants, en passant par les livres de cuisine, les produits animaux sont fortement ancrés dans notre culture. Pour la plupart des Américains, le végétarisme semble réclamer des efforts considérables en termes de volonté et d’abnégation.

C’est dans ce gouffre de méconnaissance que s’introduit le mouvement végétarien, proposant des repas collectifs, diffusant des tracts d’information, organisant des conférences. Le mouvement végétarien rompt ainsi l’isolement et les inquiétudes qu’éprouve chacun face à la perspective d’un changement de régime. Les associations rendent publics les nombreux avantages d’une alimentation végétarienne, et amènent les gens à se rencontrer et à s’encourager mutuellement. Nombreux sont les végétaliens de longue date qui ont franchi le premier pas grâce à une association végétarienne locale.

Le mouvement pour les droits des animaux

Le lutteur suivant de l’équipe est tout aussi formidable. L’industrie de la viande doit sa pérennité à l’idée largement admise qu’il est acceptable d’élever des animaux pour notre alimentation. Le mouvement pour les droits des animaux s’attaque à cette croyance, armé d’une série d’arguments philosophiques redoutablement convaincants. Le mouvement moderne pour les droits des animaux est largement redevable à l’ouvrage de Peter Singer, La libération animale, qui s’est vendu à plus d’un demi million d’exemplaires à ce jour. Singer est professeur au Centre des Valeurs Humaines [Center for Human Values] à l’université de Princeton. Il a développé des arguments rationnels et saisissants sur l’immoralité de l’élevage. Ces arguments s’appuient sur le fait que, comme les humains, les animaux d’élevage sont capables de ressentir le mal-être et la douleur. Selon la philosophie utilitariste de Singer, le plaisir que nous retirons de la consommation de produits animaux se voit surpassé par la douleur et le mal-être qu’endurent les animaux qui les produisent. Ainsi, dans la mesure où une nourriture végétalienne variée et succulente est à notre disposition, Singer établit qu’il n’y a aucune raison éthique de consommer des produits animaux.
Une des meilleurs choses qui puissent arriver aux animaux est que les gens se mettent à douter de la légitimité morale de s’en servir comme aliments. Le mouvement pour les droits des animaux amène de nombreuses personnes à s’interroger sur les implications éthiques de l’élevage. Il dispose pour cela d’un arsenal d’arguments merveilleusement pensés et particulièrement difficiles à réfuter.

Le mouvement pour le bien-être animal

Le troisième lutteur auquel est confronté l’élevage est le mouvement pour le bien-être animal, dont les efforts visent à éliminer les pratiques cruelles.
Des progrès notables ont été obtenus par ses militants. En 1994, le regretté Henry Spira est parvenu à convaincre le ministère de l’agriculture américain (USDA) de renoncer à son exigence de marquage au visage des bovins importés du Mexique. En 2001, PETA et d’autres associations sont parvenus à convaincre les trois premières chaînes de restauration rapide d’imposer de nouvelles normes en matière de bien-être animal à leurs fournisseurs. En 2002, Farm Sanctuary et HSUS* initièrent un referendum qui conduisit à l’interdiction des stalles de gestation pour les truies en Floride.

Ces résultats ne sont que le début de ce qu’il est possible d’accomplir ; l’immense potentiel que recèle le bien-être animal demeure encore largement sous-exploité. À l’heure actuelle, en termes de préoccupation pour le bien-être animal, les consommateurs de viande américains demeurent sur le banc de touche. Il s’agit de les impliquer davantage.

Au fil des années passées à militer pour les animaux, j’ai fini par réaliser que la plupart des Américains ne sont tout simplement pas disposés à cesser de manger de la viande (et cela m’a été particulièrement désagréable). Ils écoutent souvent attentivement les arguments en faveur du végétarisme, mais refusent de changer d’alimentation. Pourtant, nombreux sont ceux qui sont sincèrement sensibles au sort des animaux et sont clairement opposés à toute forme de cruauté. On trouve peu de mangeurs de viande adhérant à des associations végétariennes ou finançant des groupes pour les droits des animaux. Mais nombreux sont ceux qui pourraient se rallier à la cause du bien-être animal, indépendamment de leur alimentation. Je pense que quiconque mange de la viande tout en refusant la maltraitance animale se trouve devant l’impératif moral de chercher à améliorer la condition des animaux d’élevage.

De nombreuses réformes de l’élevage industriel sont initiées par des organisations militant pour les droits des animaux. Le mouvement pour le bien-être animal atteindra son plein potentiel lorsqu’il sera parvenu à véritablement impliquer les consommateurs de viande dans la recherche de réformes. Lorsque le jour sera venu où les mangeurs de viande du pays exigeront de meilleures conditions d’élevage des animaux, des progrès considérables seront accomplis du jour au lendemain.

Les limites des trois mouvements

Chacun des trois mouvements que nous venons de considérer présente des atouts uniques, et chacun joue un rôle vital dans la protection des animaux. Le mouvement végétarien éveille les gens aux avantages d’une alimentation sans viande, et les aide à sauter le pas. Le mouvement pour les droits des animaux les invite à réfléchir à la légitimité éthique de l’alimentation carnée. Enfin, le mouvement pour le bien-être animal peut les inciter à lutter massivement pour mettre un terme à certaines souffrances animales induites par l’élevage.

Toutefois, l’industrie de la viande est si grande et si puissante qu’elle peut probablement survivre aux menaces que représentent pour elle ces trois mouvements. C’est pourquoi je défends ici l’idée que l’apparition d’un quatrième mouvement est nécessaire. Avec un quatrième membre dans notre équipe de lutteurs, l’industrie de la viande se verra finalement vaincue.

Je présenterai ce quatrième mouvement dans le prochain chapitre, en expliquant en quoi il est nécessaire. Mais auparavant, considérons à nouveau les mouvements végétarien, pour les droits des animaux et pour le bien-être animal. Jusqu’ici nous avons examiné les atouts de ces trois mouvements. L’examen de leurs faiblesses, que je propose maintenant, permettra de révéler en quoi l’émergence d’un quatrième mouvement est un besoin urgent.

Les limites du mouvement végétarien

Tel qu’il existe actuellement, le mouvement végétarien présente des faiblesses dans deux domaines particuliers. Si l’une de ces faiblesses peut être aisément corrigée, il n’en va pas de même de la seconde.
La première faiblesse – celle à laquelle on peut aisément remédier – concerne les arguments que le mouvement emploie en faveur de l’alimentation végétarienne ou végétalienne. La majorité des ouvrages d’importance publiés depuis les années 1970 ont accordé une place égale à la santé, à l’environnement et aux animaux. De ce fait, lorsqu’elles éditent du matériel militant, les associations végétariennes accordent elles aussi généralement une importance égale à ces trois aspects. Malheureusement, un grand nombre des arguments relatifs à la santé ou à l’environnement diffusés par le mouvement dans ses écrits sont assez discutables.

Afin que le mouvement végétarien gagne en crédibilité et en force de persuasion, il faudrait que ses responsables reconsidèrent les arguments liés à la santé et à l’environnement. L’impact de nos choix alimentaires sur notre santé et sur notre environnement sont attentivement étudiés dans les appendices A à D de ce livre. J’y arrive à la conclusion que le mouvement végétarien serait bien avisé d’accorder moins d’importance aux considérations sanitaires et environnementales. Je ne prétends pas que les défenseurs du végétarisme doivent totalement renoncer à recourir à ces arguments, mais qu’ils doivent les utiliser avec prudence, en les associant à des choix alimentaires précis. Ces appendices fournissent aux végétariens un arrière-plan solide pour une argumentation gagnant en crédibilité.

Il est assez improbable que l’on puisse remédier aussi aisément à la seconde faiblesse du mouvement végétarien : je parle de sa tendance à privilégier la convivialité au détriment de l’action. L’une des grandes forces du mouvement végétarien tient à ce qu’il parvient à rendre sympathique l’idée d’éliminer les produits animaux de notre alimentation. À travers le pays, la plupart des associations végétariennes sont occupées à organiser des événements festifs : pique-niques, sorties, repas de Thanksgiving sans dinde, etc.

Assurément, il y a besoin d’une association végétarienne active et organisée dans chaque ville. La condition des animaux d’élevage s’améliore sans aucun doute chaque fois que des personnes se réunissent pour promouvoir une alimentation sans violence. Mais l’efficacité de ces réunions amicales n’en demeure pas moins limitée. Si elles font preuve d’un talent exceptionnel pour organiser des événements conviviaux, les associations végétariennes se montrent moins aptes à se tourner vers l’action. Je ne dis pas que les associations végétariennes devraient disparaître – loin s’en faut ! – mais plutôt qu’elles devraient être rejointes par des associations cherchant plus directement à affaiblir le pouvoir de l’industrie de la viande.

Les limites du mouvement pour les droits des animaux

[…] En termes d’opinion publique, la radio, la télévision et les journaux constituent le champ de bataille où le débat a véritablement lieu. Malheureusement, aucun de ces media ne constitue un terrain adapté à des débats approfondis. Lorsque les défenseurs des animaux et les représentants de l’industrie débattent en public ou sont cités dans des articles, il est rare qu’ils aient l’opportunité d’exposer une argumentation longue et cohérente. Le grand public ne retient généralement que des slogans. C’est dans ce contexte que l’étendue de la philosophie des droits des animaux devient un terrible handicap pour les défenseurs des animaux.
Régulièrement, dans les débats publics, les représentants de l’industrie de la viande ont su faire dévier la discussion loin des pratiques brutales de l’élevage. Le cœur du débat se voit constamment poussé vers les recoins les plus épineux de la philosophie des droits des animaux. Les défenseurs se trouvent alors dans la position peu enviable d’avoir à expliquer pourquoi ils s’opposent à l’expérimentation animale, alors qu’elle pourrait permettre de trouver des traitements à des maladies jusqu’alors incurables.

Pourtant, ce sont les représentants de l’industrie de la viande qui devraient être constamment sur la défensive. Les défenseurs des animaux devraient saisir chaque occasion pour demander à l’industrie de la viande de rendre des comptes sur la souffrance générée par les élevages intensifs. Hélas, il est impossible de maintenir le projecteur braqué sur cette cruauté lorsque les droits des animaux s’invitent dans les débats. Les représentants de l’exploitation animale parviennent avec suffisamment de malice à détourner l’attention du public du sort des dix milliards d’animaux qui meurent chaque année, et à la réorienter vers les contradictions qui découlent de l’interprétation simpliste que se fait le public de la question des droits des animaux.

Assurément, la philosophie des droits des animaux a beaucoup à dire sur les questions éthiques soulevées lorsque des intérêts animaux et des intérêts humains entrent en conflit.. Elle s’est malheureusement avérée être un outil peu efficace s’agissant des animaux d’élevage. Ceux qui cherchent à combattre l’industrie de la viande seraient bien inspirés d’approfondir les écrits sur les droits des animaux, mais ils doivent également avoir conscience que les arguments en jeu sont souvent trop complexes pour être exposés au public. L’opposition à l’élevage industriel se doit d’être simple, facile à comprendre, et principalement axée sur la vie misérable imposée aux animaux. Les protecteurs des animaux de ferme devraient ainsi éviter de parler de philosophie en public. Au contraire, le public doit entendre le plus simple des arguments : que l’industrie de la viande est intrinsèquement cruelle, qu’elle s’oppose systématiquement à toute réforme et qu’elle doit, en conséquence, être abolie.

Quand il s’agit d’argumenter contre l’élevage, évoquer les droits des animaux se révèle souvent contre-productif. La doctrine philosophique est trop complexe pour être exposée en peu de mots, et l’ampleur de ses implications permet à ceux qui exploitent les animaux d’élevage de prendre les discussions en otage, et de remporter des débats dont ils devraient pourtant sortir perdants.

Les limites du mouvement pour le bien-être animal

Il est indéniable que, pour les animaux d’élevage, les réformes en faveur du bien-être animal ont été plus bénéfiques que les initiatives émanant du mouvement végétarien ou du mouvement pour les droits des animaux. Cependant, en dépit de son potentiel, le mouvement pour le bien-être animal souffre de sérieuses limites. Ses militants disposent de peu de moyens, et doivent concentrer leurs efforts sur les cruautés les plus indéfendables de l’élevage, négligeant ainsi les pratiques moins graves.
Il est vrai que les pratiques moins cruelles finiront par être abordées, avec le temps. Mais l’élevage est une cible mouvante car il déploie sans cesse de nouvelles méthodes. S’il y a une chose dont nous pouvons être certains, c’est que ceux qui ont conçu des méthodes telles que le débecquage, les stalles de gestation ou les cages en batterie demeureront tout aussi susceptibles d’imaginer de nouvelles cruautés pour l’avenir. Ainsi, tandis que le mouvement pour le bien-être animal se focalise sur la barbarie d’aujourd’hui, l’industrie imagine rapidement les cruautés de demain. Pire encore : le développement de ces nouvelles pratiques étant graduel, il peut s’écouler un temps assez long avant qu’elles ne deviennent répandues, et attirent l’attention des militants. Le problème des campagnes réformistes est qu’elles ont toujours un temps de retard. En dépit de la capacité du mouvement réformiste à faire progressivement disparaître les cruautés existantes, il se verra toujours dans l’incapacité d’empêcher l’apparition de nouvelles formes de barbarie.

Construire un quatrième mouvement

Les trois mouvements que nous avons examinés dans ce chapitre jouent chacun un rôle indispensable dans la protection des animaux d’élevage. Par nature, chacun de ces mouvements est essentiellement défensif, visant à défaire des pratiques industrielles établies et des schémas sociaux séculaires. Le mouvement végétarien tente de sevrer les gens d’une vie entière fondée sur la consommation d’animaux. Le mouvement pour les droits des animaux cherche à bouleverser, à l’échelle de la société, les croyances sur la légitimité de leur exploitation. Et le mouvement pour le bien-être animal met un terme, l’une après l’autre, à quelques unes des pratiques les plus cruelles inhérentes à l’élevage.

Ces trois mouvements font un travail indispensable pour défendre les animaux de ferme, mais aucun ne parvient réellement à se montrer offensif. Je crois que l’émergence d’un tout nouveau mouvement, destiné à identifier et à réduire à néant les principaux atouts de l’élevage, est un besoin urgent. La manière la plus sûre d’éliminer les cruautés inhérentes à l’élevage est d’éliminer l’élevage lui-même. Afin d’y parvenir, nous avons besoin d’un nouveau mouvement conçu pour passer à l’offensive, avec l’objectif de mettre un terme définitif à l’élevage des animaux. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, cette visée est loin d’être hors de portée. Même si l’exploitation des animaux d’élevage ne saurait être éradiquée du jour au lendemain, il nous faut faire le premier pas en direction de cet objectif.

Un mouvement visant à affaiblir - et un jour renverser - l’industrie de la viande constituera le parfait complément au travail qu’effectuent déjà les mouvements végétarien, pour les droits et pour le bien-être des animaux. Pour la première fois, le mouvement de protection animale disposera d’une attaque aussi puissante que sa défense. Examinons à présent comment un tel mouvement peut voir le jour.

Créer un mouvement de démantèlement**

Dans le chapitre précédent, j’ai soutenu qu’il est nécessaire qu’apparaisse un tout nouveau mouvement, dédié à affaiblir et in fine à éliminer l’industrie de la viande.

J’appelle ce nouveau courant le mouvement de démantèlement, en me fondant sur un a priori audacieux : que les militants sont capables de s’unir pour affaiblir et finalement défaire toute l’industrie de la viande. Même les éléments les plus radicaux du mouvement de protection animale n’ont jamais explicitement désigné l’élimination de l’élevage comme un but à atteindre1, ce qui tient – selon moi - au souci de ne pas apparaître trop déconnecté de la réalité. Mais tant que nous ne nous fixons pas cet objectif, le sort des animaux d’élevage aux Etats-Unis demeurera scellé. Les dix milliards d’animaux abattus chaque année ont besoin que nous ayons le courage suffisant pour commencer cette tâche immense, susceptible en outre de s’étendre sur plusieurs générations.

Le terme de démantèlement recèle en lui-même la méthode permettant de venir à bout de l’exploitation des animaux en élevage. Il n’y a aucune notion de violence ou d’hystérie dans le mot « démantèlement*** ». Au contraire, il suggère que l’exploitation des animaux de ferme peut être techniquement démontée pièce par pièce, à la manière d’une machine, calmement, méticuleusement. Le lecteur trouvera dans ce livre les idées principales qui sous-tendent ce démantèlement. Croyez-le ou non, il y a de bonnes raisons de penser que des efforts concertés peuvent venir à bout de l’industrie de la viande, malgré sa force et malgré ses dimensions.
Avant d’aborder ce que ce mouvement de démantèlement pourrait accomplir, je souhaite apporter une précision sur les divers aspects de la protection animale. Dans cet ouvrage, j’ai analysé jusqu’ici les trois mouvements qui la composent (pour ce qui est des animaux de ferme). Mais faut-il parler de mouvements ou de stratégies ? La question fait débat parmi les militants. Certains soutiennent par exemple que les actions menées en faveur du bien être et en faveur des droits participent en réalité d’un même mouvement. D’autres considèrent qu’il n’y a en réalité qu’un seul mouvement protégeant les animaux, et que les efforts pour promouvoir les droits des animaux, le bien-être animal ou le végétarisme constituent les différentes stratégies de ce mouvement.

Dans ce livre, j’ai présenté les militantismes végétarien, pour les droits et pour le bien-être comme trois mouvements distincts, parce que je pense qu’une description séparée est mieux comprise. Pour la même raison, je présenterai le mouvement de démantèlement comme un mouvement à part. Je suppose que certains lecteurs considèreront que le mouvement de démantèlement que je propose n’est qu’une stratégie qui prend place dans le panorama animaliste existant, et cela ne me pose aucun problème.
Il importe peu, en effet, que le démantèlement soit considéré comme un mouvement ou comme une stratégie. Mon objectif premier est que ses idées et ses buts retiennent l’attention des militants, et encouragent de nouvelles personnes à s’engager dans la protection des animaux d’élevage. Cette précision étant faite, commençons l’examen du mouvement de démantèlement par l’étude de l’une de ses plus évidentes références historiques.

La comparaison avec l’abolition de l’esclavage

Vraisemblablement, les efforts actuels pour démanteler l’élevage se verront souvent comparés au mouvement pour l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle. Cette comparaison est justifiée, car chacun de ces mouvements s’est donné pour objectif d’en finir avec une forme institutionnelle d’oppression ancrée dans la société. Il peut même être tentant de considérer le mouvement de démantèlement comme la réincarnation de l’abolitionnisme. Toutefois, les militants doivent comprendre qu’il existe des différences importantes entre les deux.
Ces différences s’expriment dans les noms que se donnent ces deux mouvements. Comme son nom l’indique, le mouvement abolitionniste visait à convaincre une tierce partie – le gouvernement fédéral – d’intervenir pour abolir l’esclavage2. Les abolitionnistes pouvaient raisonnablement espérer obtenir le soutien du gouvernement. Par contre, les militants qui cherchent à faire disparaître l’élevage ne peuvent rien espérer de tel. Aux Etats-Unis, l’industrie de la viande compte parmi celles dont les intérêts sont les mieux défendus au niveau politique, et il n’y a aucune chance de voir cette industrie interdite par la loi. En conséquence, nous ne pouvons pas espérer voir le gouvernement jouer un rôle moteur dans l’élimination de l’élevage. Le démantèlement de l’industrie de la viande ne repose pas sur le gouvernement, mais sur l’action des individus et des associations.

Contrairement aux abolitionnistes, qui manquaient souvent de moyens pour s’attaquer aux racines de l’esclavage, les militants de la cause animale peuvent obtenir de nombreux résultats sans la moindre assistance du gouvernement. Il existe en effet de nombreuses possibilités d’actions légales et efficaces pour qui veut s’engager en faveur des animaux de ferme, et quiconque rejoint cette lutte peut, en réalité, être à l’origine de profonds bouleversements. Durant les années à venir, le mouvement de démantèlement viendra sans doute à bout de certains points forts de l’industrie de la viande. Si les efforts des militants sont suffisamment soutenus et organisés, l’industrie de la viande perdra ses précieux appuis politiques. À ce stade, l’industrie et toute la cruauté qu’elle engendre pourront être renversées.

Savoir renoncer à être parfait

Le mouvement de démantèlement se développera certainement différemment du mouvement abolitionniste, mais les deux mouvements ont un point commun : aucun ne se fixe pour objectif ultime d’atteindre la perfection3.

A l’issue de la guerre civile, les Noirs américains affrontèrent de nombreuses difficultés, telles que la ségrégation ou la discrimination à l’embauche. Ces injustices – et d’autres – ont perduré durant plus d’un siècle, jusqu’à l’avènement du mouvement pour les droits civiques. Les dirigeants du mouvement abolitionniste auraient certainement pu prévoir cette oppression post-esclavage. Pourquoi leur programme était-il donc si limité ?

Ces limites ne doivent pas être imputées à la paresse ou à la vanité. Elles constituent, au contraire, la pierre angulaire d’une stratégie brillante. À cette époque, l’esclavage représentait la pire forme de maltraitance de Noirs par des Blancs. Elle s’appuyait sur le fait que beaucoup d’Américains considéraient les Noirs comme des hommes de race inférieure, et n’auraient jamais accepté le principe d’une égalité sociale des Noirs et des Blancs. Le coup de maître du mouvement abolitionniste fut de comprendre que, quoi qu’on pense des races, il n’est pas nécessaire d’être terriblement progressiste pour voir que l’esclavage est une abomination.

La clef du succès a résidé dans la démarche consistant à circonscrire l’objectif à l’affaiblissement - puis à la disparition - de l’esclavage, accroissant en cela le nombre de sympathisants actifs. Exiger des Américains du XIXe siècle d’adhérer à une doctrine de l’égalité raciale aurait certainement empoisonné le mouvement. En réalité, beaucoup de ceux qui se sont battus ou sont morts pour l’abolition de l’esclavage avaient des opinions qui seraient aujourd’hui jugées racistes4. Mais, d’un point de vue abolitionniste, il n’était pas nécessaire de croire à la parfaite égalité des races. Les abolitionnistes demandaient simplement aux Américains de reconnaître que l’esclavage était une barbarie absurde, et d’agir pour y mettre fin. Une fois l’esclavage aboli, la disparition des formes d’oppression plus subtiles ne devenait qu’une question de temps. Mais avant que ces avancées puissent se produire, il fallait d’abord éliminer l’esclavage.

Donner à l’élevage la priorité qu’il mérite

Autrefois, l’esclavage constituait la violation des droits humains la plus urgente à régler. De même, aujourd’hui, il est évident que l’effort pour éliminer la cruauté envers les animaux devrait se concentrer sur l’élevage. 97 % des animaux tués par l’homme aux Etats-Unis5 le sont à cause de l’élevage. Il faut donc donner aux animaux de ferme la priorité qu’ils méritent, et les arguments en leur faveur ne doivent pas être affaiblis en y mêlant une rhétorique relative aux animaux chassés, utilisés pour la recherche ou comme compagnons.

En effet, nous vivons dans un monde où l’attitude de la majorité des gens envers les animaux est fondée sur leur exploitation. Il est donc capital de convaincre le public que l’élevage est une activité barbare et que, quoi qu’on pense des autres utilisations des animaux, la condition des animaux de ferme est intolérable. En attirant continuellement l’attention sur la brutalité de l’élevage, nous pourrons persuader un nombre croissant d’individus de se joindre à la lutte.

La guerre civile fut gagnée grâce à la participation massive d’individus aux préjugés racistes, qui n’en considéraient pourtant pas moins l’esclavage comme un affront à la dignité humaine. De la même manière, en concentrant notre discours et notre action sur les injustices inhérentes à l’élevage, nous permettrons à un vaste public de se sentir concerné et de s’investir6.

Les avantages du mouvement de démantèlement

Comme le mouvement végétarien, le mouvement de démantèlement repose sur le travail militant en direction du public : parler à nos amis, à nos proches, ou à quiconque se montre disposé à nous écouter. Le lecteur trouvera dans la suite de ce livre une multitude d’idées pour rendre l’argument végétarien plus honnête et plus attractif. Je crois cependant que la meilleure argumentation en faveur du végétarisme ne surpassera jamais en force de persuasion l’argumentation en faveur du démantèlement. La raison en est que l’argumentation végétarienne comporte un point délicat inhérent à sa structure même. Le problème est qu’elle repose sur la formule : « Vous devez changer votre alimentation, et voici pourquoi… »

Il est pratiquement impossible de promouvoir le végétarisme sans évoquer d’emblée ce qu’il implique comme bouleversements dans l’alimentation de l’auditeur, qui en retire l’impression que le passage à une nourriture sans souffrances ne peut que s’accompagner d’immenses sacrifices personnels. En conséquence, peu de gens se montrent aptes à écouter et à porter une appréciation objective sur les arguments avancés, tant ils sont préoccupés par les difficultés qu’ils imaginent en termes de régime. Au cours de ma longue expérience de militant, j’ai souvent échoué à convaincre mes interlocuteurs que ne plus manger de produits animaux est en réalité assez simple, voire très plaisant.

L’approche du démantèlement contourne cet obstacle en recourant prioritairement à l’argument de la cruauté inhérente à l’industrie de la viande. Plutôt que de promouvoir le végétarisme ou le végétalisme, le mouvement de démantèlement cherche uniquement à susciter un dégoût personnel pour l’exploitation des animaux d’élevage, et à convaincre les gens de s’engager pour en venir à bout. Finalement, le mouvement de démantèlement permet ainsi d’encourager le végétalisme d’une manière qui n’effraie pas les gens. Dès lors que le public comprend que l’industrie de la viande perpétue le confinement et la cruauté, il devient plus facile de susciter des changements de régime alimentaire. Il est presque inévitable pour quiconque adhère aux arguments en faveur du démantèlement de s’engager vers le militantisme et le végétalisme.

De plus, ceux qui adhèrent au projet de démantèlement sont bien plus susceptibles d’agir et de militer que ceux qui sont simplement végétariens. Et la plus grande menace pour l’industrie de la viande est que les gens quittent le banc de touche et s’engagent activement pour la combattre. Même si cette industrie se voit affaiblie chaque fois que quelqu’un devient végétarien ou végétalien, elle peut survivre à la perte d’un consommateur. Mais elle ne pourrait résister à un flot continu de nouveaux militants déterminés à abolir l’élevage des animaux.

La force des idées

L’industrie de la viande est un secteur immense, qui possède des ressources quasi-illimitées pour se défendre. Pourtant, en dépit de sa puissance, il s’agit d’une industrie extrêmement vulnérable. Afin de maintenir le prix de la viande, du lait et des œufs au plus bas, elle doit recourir à des pratiques d’élevage cruelles. À mesure que cette cruauté sera révélée par les militants, l’opinion publique se retournera de plus en plus contre cette industrie.

Comme nous ne pouvons nous attendre à ce que le mouvement pour l’abolition de l’élevage soit conduit par le gouvernement, il nous faut construire un mouvement capable de convaincre les individus de se joindre à la lutte pour mettre un terme à l’exploitation des animaux de ferme. La méthode clef pour y rallier le public repose sur une approche honnête et précise, qui met en lumière les problèmes éthiques que soulève l’exploitation des animaux pour la nourriture.

Ainsi, nos chances de succès reposent sur notre capacité à attirer une large variété de participants. Des personnes, parmi lesquelles beaucoup de mangeurs de viande, se rallieront pour combattre certaines pratiques spécifiques, tandis que d’autres œuvreront à affaiblir et finalement éliminer l’industrie. Mais en ralliant de nouveaux militants à la lutte, nous ne parcourrons que la moitié du chemin. Le chemin restant consiste à s’assurer qu’il existe des associations influentes capables d’exploiter ces nouveaux talents et cette nouvelle énergie.


Notes :

*. Chapitre 5 de Meat Market [NdT].

**. Chapitre 6 de Meat Market [NdT].

1. Ma conviction que l’élevage peut être éliminé est à distinguer de la position selon laquelle il doit être éliminé. Les partisans des droits des animaux – et c’est tout à leur honneur – n’ont cessé de clamer haut et fort que l’élevage devrait disparaître. Mais personne n’a sérieusement avancé l’idée que, de notre vivant, nous pouvions créer une force qui mette l’élevage sur la pente d’un inexorable déclin.

***. En anglais, le premier sens du verbe « to dismantle » est « démonter » [NdT].

2. Je parle de « tierce partie », dans le sens où trois « parties » étaient en cause : 1) les esclaves et propriétaires d’esclaves, 2) les abolitionnistes, 3) le gouvernement fédéral.

3. Les actions et méthodes du mouvement de démantèlement différeront profondément de celles utilisées dans la lutte pour l’abolition de l’esclavage. La différence la plus notable est qu’il ne faudra pas une guerre pour éliminer l’industrie de la viande ; en fait, tout devrait se passer de façon non violente, sans qu’aucun des camps ne subisse de pertes humaines.

4. Les préjugés racistes étaient communs, non seulement chez les soldats de l’Union, mais aussi parmi les abolitionnistes. Ainsi, lors du débat entre Lincoln et Douglas du 13 octobre 1858, Lincoln suggéra qu’il se pourrait que les Noirs ne possèdent pas « les facultés morales et intellectuelles » des Blancs.

5. Le nombre d’animaux tués chaque année pour la recherche, la chasse, la fourrure et en raison des euthanasies de chiens et chats pratiquées dans les refuges surpeuplés s’élève au total à moins de 300 millions […].

6. Un jour, la société s’attachera aux questions plus complexes de la vivisection, des animaux de compagnie et de la chasse. Mais tant que nous vivrons dans une société qui permet l’existence d’une activité aussi cruelle et inutile que l’élevage, on ne peut espérer un débat public constructif sur les autres sujets. En ce sens, le démantèlement est probablement le meilleur ami des animaux de laboratoire, en ce qu’il hâte la venue du jour où la société sera en état d’évaluer rationnellement tous les usages des animaux.